Le projet de réforme du droit des contrats, ou l’uniformisation sans sommation

(Novembre 2008)

1.  Une énième réforme est en chantier. Après avoir retourné le système juridique français dans ses plus grandes largeurs, l’actuelle entreprise de terrassement touche finalement à ses strates les plus profondes, qui sont aussi les plus anciennes. Le droit des contrats se trouve ainsi exposé à son tour : en se proposant de réviser le Titre III du Livre troisième du Code civil, c’est bien l’un des derniers vestiges du Code de 1804 que la Chancellerie envisage de refondre.

2.  Ce projet de réforme du droit des contrats (1), dont il semble à peu près acquis désormais qu’il aboutira, pose en son principe une question brûlante : il s’agit à présent de décider si nous tournons le dos au droit français, et à son histoire (2), ou si, quitte à se distinguer encore, nous choisissons de conserver quelques unes des règles qui ont forgé notre droit des obligations.

3.  Dans cette perspective, il importe de préciser que tout dans ce projet n’est pas critiquable, loin de là (3). Mais c’est bien parce qu’il peut convaincre par ailleurs que l’on peut craindre qu’il aboutisse en son état, grevé de quelques dispositions dont la dangerosité aura échappé à la vigilance de ses concepteurs. Il s’agit donc seulement ici, puisque le temps est encore aux réglages, de prévenir que la belle mécanique que l’on apprête pour le concours européen risque fort de ne jamais toucher son but.

4.  Il est, nécessairement, bien des dispositions à discuter, et il faudrait probablement débattre aussi de celles qui trouvent leur source dans la jurisprudence, soit qu’elles l’entérinent, et la fixent, soit au contraire qu’elles la combattent, et la condamnent. Le projet n’hésite pas en effet à trancher dans le vif de questions encore en voie de définition, à peine dégrossies par quelques décisions, à un moment où il ne s’agit pas tant de se prononcer pour ou contre la solution des juges que de la préciser, ainsi qu’il en va toujours en jurisprudence (4).

5.  Faute de place cependant, on s’en tiendra ici aux innovations les plus aventureuses, à ces règles qui, transfuges de systèmes concurrents, suffiraient à remettre en cause l’identité même du droit français. Il s’en trouve même certaines pour avoir jusqu’alors échappé à la discussion (5) alors qu’elles n’en menacent pas moins, sourdement, la cohérence de notre droit des contrats. C’est pourtant à bref délai qu’il faudrait signaler ces vices cachés (I). Ce n’est pas seulement, du reste, le projet qui est en cause, c’est aussi certaines des réactions qu’il a déjà suscitées et qui, si elles devaient finir par convaincre, ne feraient que parachever l’entreprise annoncée. Il est remarquable en effet que les critiques émises à son encontre aient consisté pour l’essentiel à lui reprocher ne pas aller assez loin, en ne faisant pas assez bon accueil aux droits étrangers. Et l’on a eu beau jeu alors de dénoncer des vices qui, en réalité, ne se révèlent qu’apparents (II).

I. Les vices cachés

6.  Parmi les diverses propositions issues d’importation, il en est au moins deux qui s’avèrent rédhibitoires. À chaque fois en effet, il s’agit de contrevenir, sans autre explication, aux principes les plus éprouvés du droit français des contrats, d’une part en conférant à l’offre et à l’acceptation une nature respective qui, de ce côté-ci du Rhin au moins, n’a jamais été la leur (A), d’autre part en privant la condition, résolutoire ou suspensive, de son seul effet utile (B).

A. La corruption de l’offre et de l’acceptation (art. 23 à 32)

7.  Dans le silence du Code, le projet fait table rase de la jurisprudence. Alors que l’offre de contrat a toujours été jugée révocable jusqu’à son acceptation, sous la seule réserve des dommages-intérêts dus en cas d’abus de droit (6), elle deviendrait brusquement irrévocable, en cela au moins que toute rétractation constituerait, en soi, une faute source de responsabilité (art. 25 et 26). Ce système est bien celui suivi par les pays de droit germanique (7), mais il est rejeté par ceux de common law, qui lui ont toujours préféré le principe de la libre révocabilité de l’offre (8), sans que cela ait jamais nui, semble-t-il, à leur développement commercial ni à l’attraction de leur système juridique. Et l’Italie comme l’Espagne défendent également le droit de révocation du pollicitant (9). Quant aux instruments juridiques internationaux, faisant par nature œuvre de conciliation, ils ne rendent irrévocable que l’offre stipulée avec un délai déterminé de validité (10).

8.  Pourquoi donc, dans ces conditions, tendre de propos aussi délibéré vers un système radicalement contraire à notre tradition et qui n’a jamais prospéré hors des pays qui l’ont inauguré il y a plus d’un siècle déjà ? Si vraiment un choix devait se présenter, il se poserait entre conserver nos principes – qui, rappelons-le, sont aussi ceux, entre autres, du Royaume-Uni, des États-Unis, de l’Italie et de l’Espagne – et adopter le seul système concurrent sérieux, parce que suffisamment répandu, qui limite l’irrévocabilité de l’offre à celle stipulée avec délai.

9.  On pourrait bien comprendre que l’on optât alors pour cette solution de compromis si notre droit ne suivait aucun principe. Mais l’existence de notre tradition commande, tout à l’inverse, d’exposer les motifs de son abandon. Or, précisément, de motifs, il n’en est aucun, puisque cette autre solution a pour seul objet de proposer une voie moyenne entre deux systèmes opposés. Aucun de ceux-ci n’ont pour leur part la moindre raison de tendre vers le système concurrent, et ce en particulier si l’un ou l’autre est seul à faire ce chemin.

10.  Lorsque l’on veut néanmoins trouver une justification à la règle de l’offre irrévocable, sous sa forme extrême ou exténuée, il n’en est jamais avancé qu’une seule : il s’agirait de veiller par ce biais à la sécurité juridique due au destinataire de l’offre eu égard aux dépenses qu’il pourrait avoir effectuées ou aux engagements qu’il pourrait avoir pris avant de donner son acceptation. On a pourtant du mal à ne pas penser que celui qui sait l’offre révocable par nature évitera de s’engager inconsidérément. Et si, vraiment, il ne peut se décider sans quelques dépenses préalables, il joindra l’auteur de l’offre pour lui demander de s’obliger, expressément alors, à la maintenir le temps nécessaire.

11.  Tout, au contraire, convainc que l’offre doit demeurer révocable. Qu’ils soient d’ordre juridique ou économique, les arguments ne manquent pas en effet pour en soutenir la démonstration. Si, d’abord, l’offre se définit comme une proposition de contracter, on voit bien qu’il y a plus dans l’offre irrévocable qu’une simple offre de contrat : il y a une proposition à laquelle se joint, par surcroît, un engagement de non-rétractation que le pollicitant a pu ne pas vouloir et qu’il n’est aucune raison de présumer. Si, ensuite, on rend l’offre irrévocable jusqu’à son acceptation, on se prive du moyen de s’assurer de la permanence jusqu’à cet instant de la volonté – ainsi contrainte – de son auteur, en sorte que le droit français aurait alors à connaître d’une objection qui, en droit allemand, mine depuis plus de deux siècles déjà la notion de contrat défini comme rencontre de volontés (11). En forçant ainsi, même indirectement, sous la menace de dommages-intérêts, à l’exécution d’une convention en dépit de la volonté de l’une de ses parties d’y renoncer avant même sa formation, on précipite les contractants dans une relation qui s’inaugure sous de bien mauvais auspices. Il est d’ailleurs douteux que l’on encourage le commerce à sanctionner de la sorte l’initiative des sollicitants : il est facile de comprendre en effet que tout un chacun sera moins enclin à émettre une proposition s’il se sait d’office engagé à la maintenir.

12.  Transformant ainsi, mais mal à propos, le régime de l’offre, le projet poursuit cependant son ouvrage en bouleversant également le régime de l’acceptation. La question est ici de savoir à quel moment et en quel lieu se forme le contrat, le choix s’opérant alors, pour simplifier, entre la théorie de l’émission et la théorie de la réception de l’acceptation. On pourrait croire cette question doctrinale entre toutes relever d’un détail purement technique. Mais il n’en est rien : on parle ici d’obligation, on parle de contrat, et l’on se demande à quel moment la parole nous lie. En somme, cette question n’est rien moins que fondamentale.

13.  Pour justifier d’avoir adopté la théorie de la réception (art. 31), le rapport de présentation du projet ne livre que ce commentaire : « la théorie de la réception est confirmée ». On aurait pourtant aimé qu’il nous soit expliqué en quoi il y a confirmation, considérant que, ici encore, le droit français a toujours été contraire, la jurisprudence n’ayant jamais retenu que la théorie de l’émission pour principe supplétif de la volonté des parties (12). En réalité, si confirmation il y a, elle est celle de la pénétration des principes étrangers dans le droit français des contrats. Les inspirations sont toujours les mêmes en effet, à cette différence près que le droit allemand se trouve mieux conforté sur ce point par les codifications plus récentes (13). À nouveau toutefois, les pays de common law défendent la solution contraire, s’en tenant à la théorie de l’émission pour tous les contrats conclus à distance (14). Face à ce front, il faut donc, plus que précédemment encore, examiner les arguments de l’une et l’autre théories.

14.  Pour la théorie de la réception, il est d’abord avancé que celle-ci présenterait pour intérêt de conférer à l’acceptant une faculté de rétractation en lui permettant de reprendre son consentement avant qu’il ne parvienne à son destinataire. Cela est certainement vrai, mais on verra qu’il est possible de la lui accorder sans ce biais. Il est ensuite prétendu qu’il s’agirait d’éviter au pollicitant de se retrouver engagé sans le savoir, et de lui éviter ainsi quelque déconvenue s’il devait, dans cette ignorance, agir contre le contrat. Or, la seule déconvenue dont il aurait à connaître en un tel cas concernerait la responsabilité qui serait la sienne pour avoir ainsi manqué à sa parole : tant que son offre demeure, le pollicitant est tenu de ne rien faire qui puisse y contrevenir, la sachant susceptible de recevoir encore le consentement attendu (15). Il est enfin argué en dernier lieu, et pour défendre alors une théorie de la réception assise sur la seule réception matérielle de l’acceptation, que cette solution aurait pour intérêt de répartir la charge des risques entre l’acceptant et son pollicitant, le premier supportant le risque de perte de son expédition en cours d’acheminement tandis que le second supporterait, une fois reçue, celui de l’égarer avant lecture. Fort bien, mais en quoi cette répartition s’impose-t-elle ? De quelle logique faut-il donc exciper pour préférer une solution doublant les inconvénients à celle qui les confine à une seule des parties ? L’offrant a pris l’initiative du contrat, et il disposait en particulier de la faculté de régler sa formation comme il l’entendait. Pourquoi, s’il ne l’a pas fait, faudrait-il en imputer la charge à son interlocuteur ? Puisque, de toute façon, le pollicitant se soumet par nature à l’inconnu de la volonté de son correspondant, sa position ne paraît pas se trouver considérablement altérée par la modeste prolongation que le temps d’une communication imposera à cette incertitude : il laissera simplement s’écouler ce bref délai supplémentaire avant de conclure à l’absence d’acceptation. Si bien que, en définitive, on se défend mal de l’impression qu’aucune explication ne fonde proprement la théorie de la réception.

15.  Tous les arguments convergent au contraire vers la théorie de l’émission. Tout comme la solution apportée au problème du régime de l’offre, en effet, la théorie de l’émission a pour elle la simplicité, étant naturel, en droit, qu’un acte prenne son effet à l’instant de sa perfection, le contraire supposant de lui adjoindre un terme suspensif. Or la théorie de la réception échoue à expliquer l’introduction de ce terme dans la volition de l’acceptant (16). La théorie de l’émission, quant à elle, s’en tient à la définition du contrat : la rencontre des volontés se réalise à l’instant où l’acceptation s’associe à la proposition reçue ; il n’est pas ajouté à ces éléments constitutifs que l’accord exigerait encore d’être connu des deux parties pour exister. Face à la médiocrité des raisons avancées au soutien de la théorie de la réception, ce seul argument ontologique suffirait déjà à imposer la théorie de l’émission. Mais il s’y joint encore des justifications d’ordres technique, pratique et économique.

16.  Techniquement, d’abord, la solution qui consiste à retarder la formation du contrat à la réception de l’acceptation ne permettrait pas d’empêcher le pollicitant de retirer sa proposition jusqu’à cet instant, même après donc que l’acceptation eut été donnée. Si, par conséquent, l’acceptant exprime tacitement son consentement en exécutant la prestation attendue, la révocation ultérieure du pollicitant rendra ce paiement indu et commandera sa restitution, et son arroi de complications. Pour exclure cette inconséquence, la théorie de la réception doit s’attacher une disposition supplémentaire (17). Du reste, l’hypothèse de l’acceptation tacite par commencement d’exécution embarrasse manifestement les systèmes réceptices, certains y faisant exception pour revenir au critère de l’émission (18), là où les autres persistent en retardant la formation de l’accord à la connaissance de l’exécution qu’aura eue, parfois bien plus tard, le pollicitant (19). Et il faut encore ajouter ici que, à soumettre l’existence du contrat à la réception de ce consentement, l’acceptant se retrouverait entièrement assujetti à la volonté de son cocontractant, qui, seul, déterminerait et terminerait la convention (20).

17.  Pratiquement, ensuite, la théorie de la réception a pour effet de localiser la formation du contrat au domicile du pollicitant, ce qui, considérant que les consommateurs ne le sont à peu près jamais, revient à allotir les professionnels d’un critère de rattachement indu, et à imposer, là encore, l’introduction d’une disposition spécialement contraire pour soustraire le cocontractant à la force de gravitation de l’auteur de l’offre (21). Un effet non moins délétère de cette théorie frappe en outre la question probatoire : alors que le système de l’émission ne demande à chacun que d’établir son fait, l’acceptant en apportant la preuve de l’expédition, l’offrant en produisant l’acceptation expédiée une fois reçue, la théorie de la réception revient à obliger l’acceptant qui voudrait faire la preuve du contrat à établir un fait qu’il ignore pour n’y avoir pas assisté. Cette thèse impose ainsi de ne jamais donner son adhésion à une offre autrement que jointe à un accusé de réception, et à attendre le retour de celui-ci avant de débuter toute exécution… Dans un tel système, le cachet de la poste ne ferait plus foi de rien, sinon d’une expédition qui ne servirait plus qu’à engager la responsabilité – que l’on sait réglementairement oblitérée – du transporteur.

18.  Économiquement enfin, et peut-être surtout, la solution qui consiste à réputer le contrat conclu à l’instant de l’émission de l’acceptation est la plus rapide et, donc, la seule conforme aux intérêts du commerce. Différer inutilement la formation du contrat, ce serait soumettre celui-ci à un risque accru de disparition ou de déconfiture de l’une ou l’autre partie, et à la menace nouvelle d’une perte ou d’un retard dans la transmission de l’acceptation.

19.  Il est à peine croyable, en définitive, de penser que le seul intérêt d’un offrant ignorant l’acceptation, mais sachant celle-ci possible, puisse l’emporter sur autant d’évidence. Même à en rester à la seule question des intérêts personnels en présence, comment ne pas voir que, privilégiant le pollicitant, c’est l’acceptant que l’on lèse, pour le cas où, se croyant lié, son acceptation ne parviendrait jamais, ou avec trop de retard, à son destinataire ? Sa foi en un acheminement normal de son message n’est-elle pas plus légitime que celle d’un pollicitant qui a sollicité le contrat et que l’on voudrait néanmoins autoriser à agir, dans le doute, contre sa déclaration ? À moins que l’on entende vraiment généraliser la formalité de l’accusé de réception, quitte à accroître ainsi les frais de conclusion en même temps que les délais d’exécution (22). Par la grâce de la théorie de la réception, on ferait ainsi peser la totalité des risques attachés à la conclusion du contrat sur celui des deux contractants qui, dépourvu du pouvoir de stipulation, ne peut les maîtriser.

20.  Car, pour ce qui est de l’intérêt de l’acceptant, à qui l’on voudrait permettre de reprendre son consentement jusqu’à sa réception, la théorie de la réception pèche par excès. Il est parfaitement possible en effet d’accorder une telle faculté de rétractation à l’acceptant sans pour autant retarder à cette date la portée de son adhésion : il suffit pour ce faire d’attacher à toute acceptation une condition suspensive de non-rétractation. Mais il est vrai qu’il faudrait encore, pour l’admettre, ne pas transformer non plus le régime de la condition.

B. La confusion du terme et de la condition (art. 116 à 129)

21.  Selon l’article 117 du projet de réforme, la condition, qu’elle soit suspensive ou résolutoire, n’aurait, en son principe, plus d’effet rétroactif. Pour justifier cette abrogation d’une règle consacrée par plus de quinze siècles d’histoire (23), et aujourd’hui consignée à l’article 1179 du Code civil, le rapport de présentation indique que « C’est une solution adoptée largement en Europe et le principe de rétroactivité recevait dans le droit français de telles exceptions que son effectivité était limitée. »

22.  Plutôt que « largement adoptée en Europe », il vaudrait mieux reconnaître que, en réalité, les systèmes juridiques sont on ne peut plus partagés. Si la source de cette condition « non rétroactive » – il faudrait dire antéroactive – est ici encore allemande (24), nombre de pays s’en tiennent toujours au principe de rétroactivité (25). Quant à l’idée selon laquelle la règle recevrait tant d’exceptions que son renversement reviendrait en quelque sorte à la rétablir dans sa nature, elle doit être combattue. La plupart de ces exceptions prétendues ne sont en effet que de strictes conséquences de l’effet rétroactif de la condition.

23.  En premier lieu, et quoi qu’on en ait dit, les solutions posées à l’article 1182 du Code civil n’ont rien de dérogatoires. Si le vendeur doit supporter la charge des risques de la chose transmise sous condition suspensive, ce n’est pas en sa qualité de propriétaire (res perit domino), laquelle lui est rétroactivement soustraite, mais en qualité de débiteur de l’obligation de délivrance (res perit debitori), ainsi que l’indiquent clairement les termes de l’article 1182. La rétroactivité de la condition n’emportant jamais en soi que des effets juridiques et évidemment pas matériels, il est naturel que le détenteur du bien chargé de sa conservation jusqu’à réalisation de la condition soit responsable de sa détérioration, même s’il se trouve rétroactivement privé de son titre. Ainsi n’en irait-il pas autrement d’un dépositaire chargé de restituer à son propriétaire la chose remise en dépôt. De même est-il tout aussi naturel que la disparition de la chose objet du contrat avant réalisation de la condition emporte caducité de la convention, puisque la condition rétroagirait alors sur un contrat sans objet : on ne délivre pas une chose disparue. Ce en quoi la condition suspensive de cette obligation se double toujours de celle de la conservation de la chose objet du contrat jusqu’à cette date (26).

24.  Et la faculté ouverte à l’une ou l’autre partie de réaliser des actes conservatoires du droit contracté sous condition ne constitue pas plus une exception : le débiteur les accomplit au titre de son obligation de conservation tandis que, de l’autre côté, la simple possibilité que le créancier soit définitivement investi de son droit suffit à l’autoriser à veiller sur celui-ci. Quant aux autres actes, d’administration voire de disposition, qui seraient réalisés par le débiteur, ils ne seront maintenus que parce qu’ils auront répondu aux conditions de la gestion d’affaire ou de la théorie de l’apparence, ainsi qu’il en aurait été si ces actes avaient été effectués par un détenteur sans titre véritable, et non par égard pour un titre rétroactivement disparu.

25.  Seule ferait figure d’exception la solution jurisprudentielle d’après laquelle le propriétaire sous condition serait admis à conserver les fruits produits par le bien cédé au cas de réalisation de la condition résolutoire ou de la condition suspensive (27), en sorte qu’il les conserverait en toute occurrence, en pleine contradiction alors avec l’effet rétroactif de la condition. Mais en réalité, cette solution est on ne peut plus douteuse, la décision citée pour avoir alloué les fruits au propriétaire dont le titre a été résolu s’étant prononcée dans l’hypothèse d’un droit de retour exercé par un donateur, dans un cas donc où il est usuel, par référence à la volonté présumée des parties, que la résolution ne produise pas d’effet rétroactif sur la possession passée du donataire, tandis que celle relative à la réalisation de la condition suspensive n’a attribué les fruits au cédant qu’en vertu d’une clause qui assortissait expressément la jouissance du bien d’un terme suspensif en sus de la condition. Du reste, la Cour de cassation a très nettement affirmé depuis que la réalisation de la condition résolutoire obligeait le cessionnaire à restituer u cédant les fruits perçus pendente conditione(28). Serait-elle-même acquise, enfin, qu’une solution aussi critiquable constituerait une bien mauvaise raison de renverser le principe de rétroactivité de la condition.

26.  Les exceptions véritables, quant à elles, ne sont qu’au nombre de trois, et une seule parmi celles-ci ne vaut proprement que pour la condition rétroactive. La première tient, mais c’est l’évidence, dans l’existence d’une disposition légale ou d’une stipulation conventionnelle qui s’opposerait spécialement au principe de rétroactivité (29). On voit bien cependant que cette exception ne serait pas moins susceptible de valoir, en sens inverse, si le principe retenu était celui de l’antéroactivité, de sorte qu’elle en constitue à peine une. La deuxième exception résiderait dans l’hypothèse du contrat à exécution successive. Mais on verra plus loin que le principe d’antéroactivité aurait bien à connaître lui aussi de tempéraments nécessaires. Somme toute, il n’est qu’une règle qui fasse exception en propre à la rétroactivité de la condition : celle que reçoit le droit fiscal au nom du dit « principe de réalité » pour considérer qu’un droit transféré sous condition l’est au jour de la réalisation de l’événement plutôt qu’à celui de la formation de l’acte, de sorte à y voir le cas échéant une nouvelle mutation et, ce faisant, à imposer deux fois l’opération. Voilà donc comment, sous le couvert d’une prétendue simplification, le projet œuvre uniquement à la subordination du droit civil au droit fiscal, quitte à confondre entièrement pour ce faire le régime de la condition à celui du terme (30), et ce en dépit aussi bien de la logique juridique que de tout sens pratique.

27.  Car, juridiquement en effet, la rétroactivité de la condition est parfaitement fondée, se déduisant de sa définition et de sa distinction d’avec le terme. Si ce dernier suppose un événement certain et que la condition postule au contraire l’incertitude, il est naturel d’en déduire que le terme n’affecte que l’exigibilité de l’obligation là où la condition en fait dépendre l’existence même (31). Dès lors qu’il est assuré, dans le premier cas, que le contrat produira un effet juridique, il n’est aucune raison de lui refuser son existence, même si l’on doit en retarder l’effet. Au contraire, dès lors que la condition est susceptible d’empêcher le contrat de produire aucun effet, il devient logique de l’y soumettre ab ovo, puisqu’un contrat qui ne produit pas d’effet juridique ne répondrait plus à sa définition. C’est en cela que se justifie la rétroactivité de la condition : sans cette rétroactivité, on conclurait des contrats susceptibles d’avoir existé un temps sans avoir jamais produit aucun effet. Par elle, on fait ainsi disparaître ce qui n’a jamais eu la perfection d’un contrat, de même que l’on consolide, à l’inverse, celui qui réunit finalement toutes ses conditions d’existence (32). Quoi qu’on en ait pu en dire, cette rétroactivité n’a donc rien d’une fiction juridique (33).

28.  On n’observe pas d’ailleurs que l’on discute la rétroactivité de la condition lorsque celle-ci porte sur la validité plutôt que sur l’existence de l’obligation. Il ne vient à l’idée de personne, en effet, de prétendre que la vente subordonnée à une autorisation administrative serait d’abord valable dans l’attente de cette autorisation puis nulle seulement du jour de son refus : le fait est que la convention ainsi conditionnée sera rétroactivement annulée dès son origine. Pourquoi, dès lors, ce qui vaut pour la validité du contrat ne vaudrait plus lorsque la condition affecte son existence même ?

29.  Sans doute les conditions affectant les contrats à exécution successive ne rétroagissent-elles pas, ordinairement du moins. Mais il est à cela deux bonnes raisons qui interdisent d’étendre cette solution aux contrats à exécution instantanée. S’agissant de la condition suspensive, d’abord, c’est le caractère matériel de la prestation attendue qui dresse un obstacle insurmontable à l’encontre de la rétroactivité : par la force des choses, un locataire ne peut pas jouir du bien loué sous condition pour la période précédent sa mise à disposition, laquelle est elle-même subordonnée à la réalisation de la condition. C’est alors par nécessité que l’on exclut le principe de rétroactivité. S’agissant de la condition résolutoire, cette exclusion n’opère plus en revanche que par présomption de la volonté des parties : la condition pourrait fort bien rétroagir et obliger à des restitutions en valeur mais, puisque la convention aura produit un effet juridique suffisant pour valoir comme telle, il ne sera plus de raison d’estimer que les parties auront voulu remettre en cause cet effet passé. En sorte que, dans un cas comme dans l’autre, la condition d’un contrat à exécution successive n’affecte plus que son exécution en lieu de sa formation. Seule la nature aléatoire de l’événement la distingue alors encore d’un terme extinctif.

30.  Mais, appliquée aux contrats à exécution instantanée, la condition retrouve sa rétroactivité naturelle. Cette rétroactivité est même nécessaire lorsque la condition résolutoire intervient sur un contrat à exécution instantanée dont le paiement a déjà été réalisé puisque, si la condition n’avait pas d’effet rétroactif sur ce paiement, elle n’en aurait tout simplement aucun (34). Et lorsque le paiement n’a pas eu lieu, on doit encore présumer que la condition, qu’elle soit résolutoire ou suspensive, rétroagit sur un engagement qui n’a produit aucun effet.

31.  Par où l’on voit que, loin d’être partout fondée, la confusion du régime de la condition avec celui du terme ne se justifie qu’à l’égard des contrats à exécution successive. Ainsi circonscrit, on évite alors toutes les difficultés de restitution que le pseudo-principe de non-rétroactivité cherchait probablement à éluder, sans pour autant méconnaître ailleurs la nature de la condition.

32.  Si, du reste, la rétroactivité naturelle de la condition gênait les contractants, ceux-ci y feraient communément exception, ainsi qu’il leur est permis. Or on ne constate pas, ni pour la condition suspensive, ni pour la condition résolutoire, qu’une telle stipulation prolifère. Et de fait, il importe de démontrer que le principe de la condition rétroactive n’a pas pour lui que la logique juridique, mais qu’il répond aussi à un intérêt pratique.

33.  La rétroactivité de la condition a pour premier résultat utile, en effet, d’assurer une meilleure protection du créancier : les actes effectués pendente conditione contre son droit l’auront ainsi été, rétrospectivement, sans titre, de sorte que, au cas par exemple de vente d’un bien déjà cédé sous condition suspensive, l’acheteur sous condition disposera, une fois celle-ci réalisée, d’une action réelle contre le tiers acquéreur plutôt que d’une action personnelle soumise à la preuve d’une collusion frauduleuse ou bornée, sinon, à son seul cocontractant. L’obligation du débiteur de conserver l’assiette du droit conditionnel de son créancier se déduit alors directement de la rétroactivité de cette condition, sans qu’il soit besoin de le frapper à cette fin d’une obligation nouvelle (35). Quant aux intérêts du tiers de bonne foi, ils ne s’en trouvent pas plus atteints, étant suffisamment protégés par le jeu de la théorie de l’apparence. Et si, à l’inverse, la condition vient à défaillir, le droit transmis pendente conditione par le débiteur s’en trouve rétroactivement consolidé et cette cession elle-même validée. L’absence de toute rétroactivité, au contraire, organise la paralysie, l’une et l’autre parties ne pouvant jamais effectuer que des actes de conservation. De façon générale, enfin, il est plus simple de fixer tous les effets du contrat à une même date, même rétroactivement, plutôt que de les répartir entre sa formation et la date de survenance d’un événement ultérieur (36).

34.  Pour toutes ces raisons, il n’est donc pas moins impérieux de revenir au principe de rétroactivité de la condition que de renoncer au sac annoncé du régime de l’offre et de l’acceptation. Il en va à chaque fois de la cohésion des principes gouvernant la formation des conventions et du respect de la volonté des parties. Ces vices-là ne peuvent pas rester ignorés, car ils suffiraient à priver de sa rationalité le droit français des contrats : en y introduisant des solutions qui lui sont profondément étrangères, on en saperait jusqu’à ses bases. Et ils doivent d’autant plus être dénoncés que la critique paraît s’être exagérément portée jusqu’alors sur d’autres dispositions qui n’en méritaient peut-être pas tant.

II. Les vices apparents

35.  Ces vices-ci sont apparents en ce que, quoi qu’il puisse paraître, ils n’en sont pas vraiment, ou du moins pas tant que l’on a pu le dire. Pour l’essentiel, les critiques se sont jusqu’ici cristallisées autour de deux innovations : la conversion de la notion de cause en intérêt, d’une part, et la réception de l’exception d’imprévision, d’autre part. Or, au risque d’en venir à défendre un projet sur ces points très imparfait, les réactions qu’il a déjà suscitées portent en elles une menace bien plus grande qui tiendrait, dans le premier cas, en un abandon pur et simple de la notion de cause ou de son succédané (A) et, dans le second, en une exorbitance du régime attaché à l’imprévision (B).

A. La cause en sursis (art. 85 à 87)

36.  Ce qui a été dénoncé, c’est la substitution terminologique par laquelle le projet de réforme envisage de remplacer le mot de cause par celui d’« intérêt ». Il est à peine besoin de dire en effet que cette substitution, purement rhétorique, d’un mot par un autre, qui peut fort bien passer en la matière pour synonyme, ne règle aucune problème, s’il en est un. Elle manifeste bien en revanche les crispations qu’a fini par coaliser contre elle la notion de cause, et l’embarras de réformateurs qui, ainsi exhortés à l’abroger, n’en ont pas moins constaté le rôle crucial qu’elle continue à jouer en droit français des contrats.

37.  Pour justifier cette substitution cependant, le rapport de présentation du projet commence par tirer aliment de l’incontournable argument de droit comparé avant d’indiquer qu’elle « permet de renforcer l’attractivité de notre droit tout en conservant les fonctions développées par la jurisprudence sur le fondement de la cause ». On aimerait pourtant comprendre en quoi le droit français des contrats s’en trouverait rendu plus attractif. Parce que l’on y aura inséré un concept nouveau, inconnu de tous sous cet usage, y compris de ses promoteurs ? Ou parce que l’on se sera rapproché ce faisant des systèmes anticausalistes ? Si cette dernière motivation est la bonne, et l’on peut craindre qu’elle le soit, elle ne ferait que rendre compte d’un lieu devenu commun d’après lequel un droit serait plus attractif à partir de l’instant où il se conforme aux autres, dans la mesure donc où il n’attire justement plus les regards. Or, on nous permettra de penser tout au contraire que, si l’on cherche à se rendre attractif, il est préférable de se distinguer, d’abord, et de séduire, ensuite, soit, en l’occurrence, de convaincre. Car, à s’en tenir là, ce ne sera pas le droit français qui attirera, mais lui-même qui aura cédé à l’attraction des autres systèmes (37).

38.  Sans doute le concept de cause ne régit-il pas partout, loin s’en faut, la formation du contrat, et il est bien connu en particulier que le droit allemand l’a depuis longtemps rejeté à cet endroit. Mais il est très exagéré en revanche d’affirmer, comme on l’entend trop souvent, que la cause serait une exception française. Outre la Belgique et le Luxembourg qui, soumis au même Code, n’ont pas jugé utile d’abroger ses articles 1131 à 1133, la notion de cause est connue en Italie (C. civ. italien, art. 1325 et art. 1343 à 1345) et en Espagne (C. civ. espagnol, art. 1261 et art. 1274 à 1277), ainsi qu’au Portugal, en Autriche, en Pologne, en Grèce, et dans nombre de pays d’Afrique, d’Amérique latine et du Proche-Orient. Elle a par ailleurs été reconduite au sein des nouveaux codes civils du Québec (art. 1371 et 1411) et de Roumanie (art. 1235 à 1239) (38). Et il faut vraiment se payer de subtilités pour ne pas voir que la consideration de common law, qui puise à la même source canonique, occupe en droits anglais et américain une position équivalente à celle de la cause en droit français, garantissant elle aussi la réalité de la contrepartie dans les contrats synallagmatiques (39).

39.  Le cas du droit allemand lui-même mériterait d’ailleurs un meilleur examen, car il semble bien que, à la faveur de la récente réforme de son droit des obligations, la notion de cause y ait fait un retour remarquable sous les traits du fondement contractuel du contrat (Geschäftsgrundlage), et plus spécifiquement encore du trouble du but contractuel (Zweckstörungen), d’après lequel le débiteur pourrait se trouver libéré si les convictions qui ont fondé son engagement se révèlent inexactes (40). De sorte qu’il est assez consternant de relever que le droit français pourrait s’apprêter à abandonner la notion de cause au moment précis où celle-ci pénètre le bastion de ses opposants historiques.

40.  Plutôt que de nover la cause en « intérêt » et de susciter la confusion, il serait certainement plus utile de la conserver en l’exposant au grand jour. Car, si elle reste parfois mal comprise des systèmes qui ne la connaissent pas, c’est que la lecture des articles 1131 à 1133 du Code de 1804 ne laisse pas figurer la diversité des applications jurisprudentielles qui lui ont été depuis reconnues. Au lieu de servir comme elle le fait les intérêts des abolitionnistes, la réforme que l’on prépare devrait tout au contraire s’emparer de cette occasion unique de joindre enfin le régime à la notion en consacrant les solutions du droit positif.

41.  On peut donc faire plus, à cet égard, que ne le proposent les articles 85 à 87 du projet en se contentant d’indiquer que la notion de cause – ou d’« intérêt » – permet d’invalider d’une part les contrats synallagmatiques sans contrepartie sérieuse (art. 86) (41) et d’évincer d’autre part les clauses incohérentes (art. 87) (42). Car il reste encore à préciser que la cause a aussi pour autres fonctions de libérer les contractants dont la raison qu’ils avaient de s’engager s’avère inexistante ou irréalisable (43), ce qui vise notamment l’auteur d’une libéralité ou d’une reconnaissance de dette qui se serait décidé sur des motifs erronés (44) ; de contrôler la réalité de l’aléa dans les contrats aléatoires (45) ; d’assurer la disparition de l’ensemble contractuel, qu’il s’agisse du simple contrat synallagmatique ou d’un groupe de contrats interdépendants (46) ; ou encore d’éliminer les contrats passés dans un but illicite ou immoral (47).

42.  Loin cependant d’encourager à une telle amélioration, certaines des critiques adressées à cette innovation du projet ont plutôt consisté à en dissuader ses auteurs (48). Sous le grief de substitution de la cause par l’intérêt, c’est n’est pas la disparition du concept de cause qui a alors été dénoncée mais, tout au contraire, son maintien. Pour ses contempteurs, en effet, la cause est entendue : il s’agirait là d’une « complication inutile » (49).

43.  D’abord, la cause, c’est compliqué. Admettons, provisoirement. Mais sur un tel argument, c’est tout le droit des contrats que l’on abrogerait. Il faut bien s’y résoudre : la simplicité, en droit, cela n’existe pas, pour cette simple raison – celle-là – qu’il est tout entier enté sur des relations sociales qui ne le sont pas. Simplifier le Code, c’est compliquer la jurisprudence, et donc, au bout du compte, le droit lui-même. Sans doute, pour cette raison, la discipline est-elle exigeante : elle requiert des efforts constants d’intelligence et de réflexion. Mais la paresse qui gagnerait maintenant nourrirait, demain, les pires incertitudes. Juger le droit positif compliqué avec la cause, c’est n’avoir manifestement aucune idée des difficultés que l’on prépare en s’en passant : pour assurer ses fonctions, indispensables, on se condamne à lui trouver des succédanés que l’on mettra des décennies à réinventer (50).

44.  La théorie, d’ailleurs, est-elle vraiment aussi compliquée qu’on le prétend ? Les manuels enseignent à peu près tous que le contrat s’organise rationnellement autour d’une opposition qui n’est pas que juridique entre l’objet, ce à quoi l’on s’oblige (quid debetur), et la cause, ce pourquoi l’on s’oblige (cur debetur) ; que cette cause peut être efficiente ou finale (51) selon qu’elle vise une situation acquise (52) ou un but à atteindre (53) ; et que l’on sanctionne son impossibilité, que le fait tenu pour acquis soit en réalité inexistant ou que le but poursuivi soit irréalisable, aussi bien que son illicéité. Une fois ceci posé, on a dit l’essentiel : tout le reste est accessoire (54), voire effectivement superflu (55).

45.  Qu’on le veuille ou non, toute volonté a nécessairement une cause en même temps qu’un objet : on veut quelque chose pour une raison. On n’imagine pas plus une volonté sans objet qu’une volonté sans cause (56), quand bien même cette dernière n’a-t-elle pas besoin d’être exprimée pour exister, et même si elle se limite le plus souvent à obtenir la contrepartie promise. Il a fallu du génie au droit français des obligations pour accepter et fructifier ce legs de la tradition philosophique, et il y aurait de quoi s’en enorgueillir plutôt que de le révoquer aujourd’hui en doute au motif, un peu court, que d’autres droits ne s’en servent pas.

46.  De là, cet autre procès : la cause, cela ne sert à rien. La preuve, c’est que les autres droits s’en passent très bien, les Pays-Bas y ayant même récemment renoncé. Que d’autres droits s’en passent, cela est possible, sans que cela impliquât d’ailleurs que la France fût la seule à y recourir (v. supra). Qu’ils s’en passent très bien, cela reste en revanche à démontrer. Qu’en sait-on en effet ? Il est fort à craindre que ceux-là-mêmes qui ont renoncé à conceptualiser la notion de cause dans le système qu’ils enseignent n’aient pas fait plus d’effort pour analyser les expédients par lesquels les systèmes étrangers parviennent, tant bien que mal, aux mêmes résultats (57).

47.  Un intervenant, éminent spécialiste de la question (58), l’a rappelé à plusieurs reprises au cours de la journée d’étude consacrée à la présentation du projet (59) : il se rend tous les ans des centaines d’arrêts jugeant de la validité de contrats sur le fondement de la cause (60). Si l’on privait les juges de cet outil multifonction (61), de quel autre disposeraient-ils pour le remplacer ? La violence économique ? Mais la cause n’a pas pour fonction de contrôler l’intégrité du consentement donné. La lésion qualifiée ? Mais elle n’a pas plus celle d’assurer un équilibre, même minimal, des prestations. Surtout, la cause peut faire défaut indépendamment du comportement adopté par le cocontractant lors de la formation du contrat, et permettre de libérer encore le débiteur là où ces autres instruments demeurent inefficaces. Quid alors de l’objet ? Il s’y confond si peu que, ainsi que l’on vient de le voir, les deux s’opposent. Même dans les contrats synallagmatiques, la notion d’objet n’y suffirait pas, d’abord parce qu’il ne pourrait jamais rendre compte que d’une cause purement objective, bornée à l’objet de la contrepartie, mais encore parce que, même à s’en tenir à cette seule cause objective, il n’expliquerait pas la disparition de l’obligation contrepartie (62), pas plus qu’il ne permettrait d’annuler pour illicéité des contrats dont l’objet de chacune des obligations n’est pas en soi prohibé (63). Voudrait-on se raccrocher à l’objet que, de toute façon, on ne le pourrait plus, le projet l’évacuant dans la même eau que la cause, ici au profit – si l’on peut dire – du « contenu » (64).

48.  Tous les manuels contemporains rappellent l’importance de la cause en droit des contrats (65), et ceux-là-mêmes qui exposent la critique anticausaliste concluent toujours en défense (66). On peut donc s’étonner des soudaines désaffections qui s’expriment à présent, à l’occasion de cette réforme. Ce que l’on croit déceler, au fond, c’est une frustration : celle d’une doctrine assistant depuis quelques années déjà à l’émancipation d’un concept passé entre les mains du juge. Ce que l’on peut craindre, c’est qu’en cherchant à lui reprendre son instrument, on confisque aussi, ce faisant, la justice qu’il rend par ce moyen.

49.  Il faut avoir le courage de la défendre, car la cause est juste. Et sa théorie est assez construite désormais pour garantir la sécurité juridique. Du reste, la jugerait-on encore trop imprécise que cela ne justifierait pas d’y renoncer : si l’on estime un concept flou, alors qu’il est appliqué tous les jours, ce n’est certainement pas son principe qu’il faut remettre en cause, mais son régime qu’il faut détailler, sous peine de créer le vide, de provoquer la déformation des concepts voisins, et de désorganiser finalement le système (67).

50.  En arrachant la cause au droit français des contrats, on y ouvrirait en effet une brèche dont nul n’est aujourd’hui en mesure de discerner le fond. À l’exception peut-être de la Cour de cassation qui, à l’occasion de griefs formulés contre le maintien de la cause dans l’avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription remis en 2005 (68), sollicitait le pire : tout en reconnaissant l’importance du rôle de la cause, les auteurs de ce rapport estimaient que « cet effet est rempli par une acception large de la bonne foi, avec ses composantes de loyauté, de solidarité, et de proportionnalité, qui permettent de contrôler l’équilibre contractuel et son maintien. » Il faudrait garder ici le silence pour bien percevoir tout ce qui s’évince de ces quelques mots : on entendrait mieux alors l’appel des conseillers à ce que soient restitués aux juges les pouvoirs qui furent les leurs à une autre époque, et à ce qu’on leur accorde toute confiance pour arranger le contrat comme il leur paraîtra le plus juste. L’équité, l’Ancien Régime ; les bonnes intentions, l’Enfer… À bien des égard, il vaut mieux un droit compliqué, si vraiment, qu’un droit inexistant.

51.  En toute hypothèse, sauf à le leur interdire formellement, comment préviendrait-on les juges, tenus de se prononcer dans le silence ou l’insuffisance de la loi (C. civ., art. 4), de continuer à user d’une notion qu’ils ont façonnée à travers deux siècles de jurisprudence ? Ne pas dire grand-chose de la cause dans le Code de 1804 n’a pas empêché la Cour de cassation d’édifier un système complet jusqu’à évincer des stipulations contraires à l’essence du contrat. Ne plus rien en dire ne l’empêchera pas de poursuivre son œuvre doctrinale. Mieux, ce silence la sommerait même plutôt de ce faire, au même visa. Ce en quoi le droit des obligations apparaît aussi, et peut-être d’abord, comme un droit coutumier. Qu’arriverait-il donc, ainsi, si au cours de la réforme à venir on abrogeait par inadvertance le titre III du livre troisième du Code civil ? Imagine-t-on vraiment que les juges s’en trouveraient désemparés ? À l’évidence, ils continueront à se prononcer comme ils l’ont toujours fait, sur le fondement substitué, non plus des articles abrogés, mais de principes généraux et immanents. Va-t-on oser alors, pour y parer tout à fait, introduire pour disposition nouvelle que « La notion de cause est abolie » ?

52.  Qu’on la disqualifie ou qu’on la taise, la cause, par le dialogue qu’elle entretient avec l’objet, demeure consubstantielle au droit français des contrats. En la maintenant, c’est celui-ci que l’on préserve (69). Si, donc, l’objectif est d’attraire les systèmes étrangers vers le nôtre, le moyen ne réside assurément pas dans une abrogation incontinente n’aspirant qu’à un alignement servile mais dans une explication dont le Code avait jusqu’alors fait l’économie. La notion de cause continuerait alors à s’articuler sans mal avec celle de condition, laquelle accueillerait pour sa part une nouvelle venue.

B. L’imprévision en probation (art. 136)

53.  La théorie de l’imprévision, d’après laquelle le contrat pourrait être résolu voire modifié au cas où un changement imprévisible de circonstances en rendrait l’exécution insupportable pour l’une ou l’autre des parties, est largement reçue à l’étranger, et sous sa forme la plus radicale (70). Elle l’est aussi en droit administratif français, mais dans une moindre mesure alors, en ce que le principe de continuité du service public impose, au cas de bouleversement économique, d’indemniser le cocontractant de la personne publique pour la part nécessaire à la poursuite du service, sans pour autant justifier la révision du contrat (71).

54.  Le Code civil lui-même ne l’ignore pas : nombre de ses dispositions autorisent, notamment, le gratifié à obtenir la révision judiciaire de la charge grevant la donation ou le legs reçu au cas d’exécution devenue par trop difficile (C. civ., art. 900-2 et s.), l’époux divorcé débiteur d’une prestation compensatoire fixée sous forme de rente à demander sa révision ou sa suppression « en cas de changement important dans les ressources ou les besoins de l’une ou l’autre des parties » (C. civ., art. 275, al. 2, et 276-3), le prêteur à reprendre son bien au cas de « besoin pressant et imprévu de sa chose » (art. 1889), ou encore le mandataire à mettre un terme à sa mission s’il peut faire valoir « un préjudice considérable » (art. 2007, al. 2) (72). Et il faudrait, hors du Code, y ajouter entre autres exemples la faculté ouverte à l’une des parties au contrat d’assurance de résilier celui-ci en cas d’aggravation ou de diminution du risque en cours de contrat (C. assur., art. L. 113-4), ou le pouvoir conféré au juge de réviser les rentes viagères adossées à une clause d’échelle mobile « si, par suite des circonstances économiques nouvelles, le jeu de l’indice de variation choisi a pour conséquence de bouleverser l’équilibre que les parties avaient entendu maintenir entre les prestations du contrat. » (L. 49-420 du 25 mars 1949, art. 4, al. 4, rédact. L. 63-628 du 2 juill. 1963). Il reste néanmoins que, jusqu’à aujourd’hui, la théorie de l’imprévision demeure proscrite de la théorie générale des obligations par la Cour de cassation (73).

55.  Toutefois, et contrairement à ce que l’on observait plus haut à propos d’autres notions, on trouve cette fois une critique de ce droit positif jusque dans les meilleurs manuels (74), si bien que, joint à la profusion des dispositions contraires, la question de sa réformation se pose plus crucialement à cet endroit que précédemment. Au vrai, la question est même double, s’agissant d’abord de s’interroger sur l’opportunité d’introduire une théorie de l’imprévision dans notre droit commun des contrats, avant, le cas échéant, de déterminer son régime, et plus particulièrement alors la sanction qu’il conviendrait de lui associer.

56.  Le projet fait le choix de cette introduction et peut cette fois en être approuvé. Non pas que la théorie de l’imprévision s’imposât en quelque manière, mais au moins est-il effectivement possible de l’instituer sans nuire à la cohésion des principes qui gouvernent le droit français des obligations. De fait, il serait parfaitement envisageable de continuer à s’en passer. La Cour de cassation fonde depuis toujours son rejet sur la force obligatoire des conventions et ce fondement juridique paraît assez solide pour justifier que les contractants ne puissent, en aucune circonstance, se défaire de leurs engagements. Économiquement même, l’intérêt qui s’attache à des hypothèses par nature exceptionnelles est trop limité pour peser véritablement sur la décision (75). La seule balance susceptible de pencher en défaveur du contrat est finalement celle par laquelle on évaluera les intérêts réciproques des deux parties : dans ce rapport strictement personnel en effet, l’intérêt du contractant privé de son avantage conventionnel paraît devoir le céder plus nettement à celui du cocontractant menacé de ruine.

57.  Si l’on est donc sensible au sort de ce dernier, et que l’on entend lui apporter le soutien de la norme, il importe d’articuler celle-ci avec les principes au sein desquels on cherche à l’insérer. L’histoire du droit des obligations fournit alors l’instrument : la condition rebus sic stantibus, que l’on sous-entendrait dans les contrats comme on a admis de sous-entendre la condition si fides servetur pour justifier la résolution pour inexécution. Puisant ses origines dans la philosophie stoïcienne, théorisée par le droit canonique avant de diffuser chez les glossateurs médiévaux, la condition d’après laquelle les contractants ne s’engageraient que pour autant que les choses demeurent en l’état n’a certes pas connu, depuis, le succès de celle consignée à l’article 1184 du Code civil. L’époque du légalisme révolutionnaire n’était plus celui de la prépotence judiciaire, et l’on mesurait bien alors tout ce que cette condition aurait laissé de pouvoir au juge chargé d’apprécier le caractère suffisant ou non des changements de circonstances pour libérer les contractants de la loi qu’ils se sont donnée. À présent pourtant que l’on envisage de reconsidérer l’idée que la force obligatoire du contrat puisse s’assujettir aussi à son environnement extra-contractuel, ce n’est rien d’autre que cette institution historique que l’on rappelle.

58.  Pour la justifier, les tenants de l’imprévision se fondent depuis toujours sur la volonté présumée des contractants : s’il est de l’essence du contrat d’être intangible, il faudrait néanmoins présumer que les parties n’ont entendu s’obliger que pour autant que leurs prévisions, et l’économie de leur relation, ne s’en trouvent pas bouleversées. Contre ce raisonnement présomptif, on a toutefois eu beau jeu de rétorquer que le droit positif étant ce qu’il est, et les contractants étant censés le connaître comme tout un chacun, il faudrait bien plutôt considérer que s’ils avaient voulu y faire exception, ils l’auraient précisé en insérant dans leur contrat une telle condition, sous la forme notamment d’une clause dite de hardship, et que, s’ils ne l’ont pas fait, il y aurait tout lieu de présumer, au contraire, que telle n’a pas été leur intention.

59.  Le fait est en réalité que, ainsi situé, le problème n’est pas à sa place : il ne s’agit pas de savoir si la condition sous-entendue a pu être tacitement voulue par les parties mais de déterminer, à l’étage supérieur, quel doit être l’état du droit objectif pour le cas où celles-ci n’ont précisément, et comme le plus souvent, rien voulu. Ce en quoi la règle supplétive de volonté n’est pas une règle présomptive de cette volonté : même s’il était établi que les contractants avaient ignoré l’état du droit positif, la condition, une fois admise pour règle, ne s’imposerait pas moins, en l’absence de toute stipulation contraire. Qu’une fois admise pour règle supplétive on puisse présumer que les parties ont voulu s’y soumettre n’implique pas, à rebours, de fonder la règle sur cette présomption. Il suffit du reste d’observer que si l’on s’en était tenu à un raisonnement purement présomptif, on n’aurait jamais pu sous-entendre la condition si fides servetur lorsqu’il s’est agi d’attribuer un droit de résolution pour inexécution au sein des contrats synallagmatiques.

60.  En élevant le problème au niveau dispositif, ce n’est donc plus la question de la volonté des contractants qui se trouve posée, mais celle de la nature du contrat. Or, puisqu’il est bien entendu à cet égard que le contrat est un acte de prévision, il est parfaitement admissible d’estimer qu’il ne vaut, justement, que dans la mesure de cette prévision, et n’a pas vocation à régir encore l’imprévisible. Par où l’intangibilité du contrat aurait alors à céder, non seulement face à une exécution devenue tout à fait impossible, mais encore devant celle devenue plus simplement insupportable.

61.  Les origines de la condition rebus sic stantibus éclairent alors son régime. Comme son homologue historique en effet, il ne s’agit de rien de plus que de sous-entendre une condition résolutoire, répandue cette fois à tous les contrats. Comme cette autre condition, elle n’opère pas de plein droit mais octroie seulement un droit de résolution à son bénéficiaire, contractant malheureux par ailleurs. On peut bien assujettir ce bénéfice à une obligation de renégociation préalable sanctionnée par l’attribution de dommages-intérêts, il ne saurait être question d’aller jusqu’à permettre au juge de réviser le contrat contre la volonté de l’une au moins des parties, sous peine de faire de la théorie de l’imprévision une théorie de l’imprévoyance (76). En quoi le projet de réforme va au bout de ce qu’il est possible d’admettre, en subordonnant au consentement des deux contractants le pouvoir du juge d’adapter leur convention.

62.  Au-delà en effet, la révision judiciaire, même limitée à la seule quotité des obligations (réfaction) plutôt qu’à leur espèce (réfection) (77), ne serait pas seulement juridiquement inexplicable : elle serait proprement extravagante, comme heurtant de plein front l’autonomie de la volonté des contractants. Car c’est une chose de borner la force obligatoire de la convention au domaine du prévisible, c’en est une autre de maintenir un contrat métamorphosé de l’autre côté de cette lisière. En remaniant d’autorité l’accord des parties, on ne ferait qu’ajouter l’imprévisible à l’imprévu (78). Il faut rappeler ici ce qui a déjà été dit en défense de la notion de cause : abolir la règle en vue d’abandonner au juge tous les moyens de rétablir l’équilibre contractuel, ce peut être encore une forme de justice, ce n’est plus du droit.

63.  L’imprévision ne doit donc aboutir dans son principe qu’à la résolution du contrat, éventuellement précédée d’une obligation de renégociation. Les parties peuvent toujours, si elles souhaitent, désigner le juge comme amiable compositeur et lui donner pour mission de rééquilibrer alors leur convention hors des contraintes de la règle, on ne saurait pour autant l’affranchir d’emblée du respect du droit et de leur volonté. Le domaine de la révision pour imprévision est celui du droit spécial : il se confine à certains contrats et se recommande de dispositions particulières (79). En douterait encore que, en toute hypothèse, la prudence impose de n’introduire qu’a minima une solution si ouvertement contraire à notre tradition juridique. Il sera toujours temps le moment venu, si l’expérience éprouve un jour l’insuffisance de la règle, d’étendre alors les pouvoirs du juge.

64.  Cette admission raisonnée de la théorie de l’imprévision au sein de notre droit des contrats démontre si besoin est que l’harmonisation des systèmes juridiques ne procède pas nécessairement d’un nivellement par le bas : on peut fort bien faire plus que réduire la totalité à son plus petit dénominateur commun, pour peu que l’on veille à accueillir les instruments nouveaux en les conciliant aux principes en cours. Ce n’est qu’à défaut d’y avoir garde que l’on provoquerait la dissolution de la norme, et que l’on précipiterait alors cinq cents millions d’Européens dans un système tout entier subordonné à la libre appréciation de leurs juges. On risque fort ce jour-là de regretter l’époque où la justice se rendait encore en application de règles assez précises pour ne pas avoir à la craindre. Peut-être y aura-t-il même encore un vieux professeur pour continuer à enseigner dans la poussière de son amphithéâtre qu’en ce temps-là le droit était plus sûr et plus juste qu’aujourd’hui, et que ce temps était celui du droit français des obligations.

 

Novembre 2008

Mise à jour 2011

(1) Consultable à cette adresse : http://www.ledroitcritique.fr/wp-content/uploads/2015/07/Projet-de-reforme-du-droit-des-contrats-Min-Justice-juill-2008.pdf.
(2) On a bien conscience de ce que, en ces temps de réforme et de mondialisation, la référence au pays et à son histoire peut avoir de surannée, n’étant pas plus convaincu qu’un autre que les droits nationaux existeront encore dans un siècle. Mais justement, le problème est ici de savoir quelle place on veut donner à nos principes du droit des contrats dans ce processus d’internationalisation. Si l’on abdique avant même de livrer ce combat, puisque c’en est un, il n’est aucune chance pour que ce droit uniforme à venir ressemble de près ou de loin à celui que l’on connaît et que l’on juge – c’est ce point seul qui importe – meilleur.
(3) Certaines innovations de ce projet sont même remarquables, et au sens mélioratif peut-être. Que l’on en juge seulement à l’article 3 qui, en deux alinéas, règle deux questions séculaires, relatives à la source du quasi-contrat, d’une part, et à celle de la responsabilité civile, d’autre part. Il nous y est dit en effet que le premier concernerait toute situation dans laquelle il est procuré à autrui un avantage auquel il n’a pas droit : en substituant ainsi l’avantage à l’enrichissement, sous lequel on tendait à réunir jusqu’ici les différents quasi-contrats, on abouche enfin à la gestion d’affaire en même temps que l’on en explique mieux le régime. Quant à la source de la responsabilité, il y a longtemps que la faute n’y suffisait plus, jugeait-on. Désormais donc, il ne serait plus nécessaire de méconnaître une obligation : il suffira d’avoir agi sans droit. Ou comment tout le champ de la liberté, celui-là qui sépare le droit de l’obligation, devient justiciable à son tour du principe de responsabilité. Se trouveraient ainsi dissipées les incertitudes qui entourent les insaisissable « obligation de vigilance » ou tautologique « obligation de ne pas causer un dommage à autrui ». Que l’on y souscrive ou non, ces deux propositions sont trop riches de conséquences pour être examinées dans le cadre du présent article.
(4) Un seul exemple : l’article 59 du projet qui, après avoir énoncé que « L’erreur résultant d’un dol est toujours excusable. » (depuis 3e civ., 21 févr. 2001, Bull., III, n° 20), ajoute qu’» Elle est toujours une cause de nullité alors même qu’elle porterait sur la valeur de la chose qui en est l’objet ou sur un simple motif du contrat. » (sur la valeur : Com., 14 juin 2005, Bull., IV, n° 130 ; contra : 3e civ., 17 janv. 2007, Bull., III, n° 5 ; sur le simple motif : inédit ; v. cep. C. Bufnoir, Propriété et contrat, A. Rousseau, 1900, pp. 609-610). Sanctionner sans autre condition le dol sur la valeur reviendrait à imposer à tout un chacun de faire systématiquement savoir à son cocontractant qu’il vend ou achète pour un prix qui n’est pas le bon. Il n’a pas fallu longtemps à la Cour de cassation pour réaliser que le principe ainsi posé en 2005 conduisait à la pire des économies dirigées, et l’on peut s’étonner que ce point, pourtant grossier, ait échappé aux rédacteurs du projet. Le système économique libéral est dit tel parce qu’il repose sur cette idée que chacun acquiert un bien pour la valeur qu’il lui accorde, et c’est la somme de ces évaluations individuelles qui constitue la valeur vénale de ce bien sur le marché. Si l’on devait faire dépendre la validité de tous les transferts de biens et de valeurs de la conformité du prix stipulé à celui du marché, le prix en serait fixé une fois pour toute, et il n’y aurait tout simplement plus de marché. C’est pour cette raison essentielle entre toutes que l’erreur sur la valeur, même excusable, n’est pas recevable, présumant jusqu’à preuve du contraire que celle-ci n’a pas déterminé le consentement des parties ; et c’est pour la même raison qu’un dol n’est pas plus concevable, nul n’étant tenu d’informer son cocontractant d’un élément réputé non déterminant.
(5) V. not. La réforme du droit français des contrats, colloque de la Revue des contrats, Sorbonne, 24 sept. 2008, RDC 2009, n° 1, à paraître.
(6) La solution était déjà, pour ne pas remonter au droit romain, celle de Pothier, Traité des Obligations, 1774, t. I, n° 4 (Œuvres de Pothier, par J. Bugnet, éd. Cosse & Delamotte, t. II, 1848, p. 5) : « La pollicitation, aux termes du pur droit naturel, ne produit aucune obligation proprement dite ; et celui qui a fait cette promesse peut s’en dédire, tant que cette promesse n’a pas été acceptée par celui à qui elle a été faite ». Elle a depuis été consacrée par la jurisprudence : v. ainsi Civ., 3 févr. 1919, DP 1923, I, p. 126, qui pose le principe selon lequel « une offre étant insuffisante pour lier par elle‑même celui qui l’a faite, elle peut, en général, être rétractée tant qu’elle n’a pas été acceptée valablement ». V. encore depuis 1re civ., 13 juin 1984, Bull., I, n° 193 ; puis Com., 6 mars 1990, Bull., IV, n° 74. Et chaque fois que le législateur a eu l’occasion de prendre position, il a toujours tenu pour acquis que l’offre de contrat était révocable, en l’absence au moins de tout délai de réflexion. V. ainsi C. civ., art. 1369-4, al. 1er, in fine (rédact. L. 2004-575 du 21 juin 2004), qui autorise le professionnel à retirer l’offre émise par voie électronique ; art. 2028, al. 1er (rédact. L. 2007-211 du 27 févr. 2007), en dépit de la qualification de l’offre en contrat : « Le contrat de fiducie peut être révoqué par le constituant tant qu’il n’a pas été accepté par le bénéficiaire. »
(7) V. BGB, §§ 145 et 148, pour l’Allemagne ; ABGB, § 862, pour l’Autriche ; CO, art. 3, pour la Suisse. Adde C. cass., 9 mai 1980, Pas. 1980, I, pp. 1120 et 1127, et 16 mars 1989, Pas. 1989, I, p. 737, pour la Belgique.
(8) Pour la Grande-Bretagne, v. Dickinson vs. Dodds, 1876 ; G. Treitel, The Law of Contract, 11e éd., Sweet & Maxwell, London, 2003, p. 41. Et pour les États-Unis, v. Restatement Second on contracts, § 42 ; E. A. Farnsworth, Farnsworth on Contracts, 3e éd., Aspen, NY, 2004, vol. I, § 3.17, p. 303 : « It is a fundamental tenet of the common law that an offer is generally freely revocable and can be countermanded by the offeror at any time before it has been accepted by the offeree. »
(9) C. civ. italien, art. 1328, al. 1er. En l’absence de disposition y relative dans le Code civil espagnol, c’est la jurisprudence qui statue en ce sens : v. déc. citées in Principes du droit européen du contrat, SLC, 2003, art. 2:202, note 1, p. 127.
(10) CVIM, art. 16, § 2, a ; Principes Unidroit, art. 2.1.4 (2) a ; PDEC, art. 2:202 (3) b. Cette solution de compromis a été adoptée par les réformes nationales les plus récentes : v. not. NBW, art. 6:219 (1), pour les Pays-Bas ; et C. civ. Québec, art. 1390, al. 2.
(11) Sur laquelle v. déjà I. Kant, Metaphysik der Sitten [Métaphysique des mœurs], 1re part., Metaphysische Anfangsgründe der Rechtslehre [Doctrine du droit], Königsberg, 1797, trad. A. Philonenko, 5e éd., J. Vrin, 1993, 1re part., sect. II, chap. II, § 19, pp. 150-151.
(12) V. ainsi Req., 21 mars 1932, S. 1932, I, p. 278 ; DP 1933, I, p. 65, note E. Salle de La Marnierre ; Les grands arrêts jur. civ., 12e éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, n° 144 ; Soc., 2 juill. 1954, Bull., IV, n° 485 ; 22 juin 1956, Bull., IV, n° 579 ; Com., 7 janv. 1959, Bull., III, n° 10 ; Soc., 21 avril 1966, Bull., IV, n° 353 ; Com., 22 juin 1976, Bull., IV, n° 215 ; et, de la façon la plus définitive, Com., 7 janv. 1981, Bull., IV, n° 14 . V. encore depuis : Soc., 11 juill. 2002, Bull., V, n° 254 ; 1re civ., 12 juill. 2005, pourvoi n° 02-13614 ; CCC 2005, n° 212, note G. Raymond. Et il faudrait également y joindre les décisions qui ont jugé en même sens à propos, entre autres, de la date d’effet d’une notification de résolution unilatérale (Com., 3 juin 1997, Bull., IV, n° 168), ou de la date du licenciement (Ass. plén., 28 janv. 2005, Bull., AP, n° 1).
(13) V. BGB, §§ 130 (1) et 147 (2) ; NBW, art. 6:224 ; C. civ. Québec, art. 1387 ; C. civ. italien, art. 1326, al. 1er, et art. 1335 ; C. civ. espagnol, art. 1262, al. 2, sous réserve des dérogations posées à l’alinéa suivant. Et pour la Belgique : Cass., 16 juin 1960, Rev. crit. jur. belge 1962, p. 301, note J. Heenen ; 25 mai 1990, Pas., 1990, I, p. 1086 ; Journ. trib. 1990, p. 724. Pour les projets et instruments internationaux, v. not. CVIM, art. 18, § 2 ; passé in Principes Unidroit, art. 2.1.6 (2) ; puis in PDEC, art. 2:205 (1) ; et finalement DCFR, livre II, art. 4:205.
(14) Cette expedition rule, ou dispatch rule, est en effet celle des droits anglais (Adams vs. Lindsell, 1818 ; Household Fire and Carriage Accident Insurance Co. Ltd. vs. Grant, 1879) et américain (Restatement Second on contracts, § 63 (a)).
(15) Si l’on admet, donc, que l’acceptation vaut dès son émission, il sera demandé à l’offrant d’attendre l’expiration du délai ordinaire d’acheminement d’une éventuelle acceptation avant de considérer son offre comme éteinte. S’il entend la révoquer, il devra, après révocation, laisser passer ce bref délai avant de conclure à l’absence de tout contrat et de pouvoir légitimement se comporter en conséquence. Il faudrait donc que le pollicitant révoque tacitement sa proposition en réalisant d’emblée un acte qui lui serait directement contraire pour risquer, ce faisant, de méconnaître fautivement un contrat d’ores et déjà conclu.
(16) L’acceptation, à la différence de l’offre, n’est pas un acte réceptice : elle n’a pas pour objet de conférer une faculté à son destinataire ni même de l’informer de la conclusion du contrat, mais de conclure celui-ci. Comme tout acte constitutif, elle produit donc son effet sans délai.
(17) V. ainsi CVIM, art. 16, § 1 ; PDEC, art. 2:202 (1) ; NBW, art. 6:219 (2).
(18) V. par ex. BGB, § 151 ; C. civ. italien, art. 1327, al. 1er ; LUFC, art. 8, § 3 ; CVIM, art. 18, § 3 ; Principes Unidroit, 2.1.6 (3).
(19) V. not. PDEC, art. 2:205 (2). Il en résulte que l’exécution de l’acceptant précède alors la formation du contrat… Et cette question encore : à quel moment, à ce régime, se conclut le contrat accepté par celui qui effectue son paiement sur un distributeur automatique ?
(20) V. ainsi H., L. et J. Mazeaud et F. Chabas, Leçons de droit civil, t. II, vol. 1, Obligations – Théorie générale, 9e éd., par F. Chabas, Montchrestien, 1998, n° 146, p. 142 : « ce qui condamne avant tout ce système, c’est qu’il met la formation du contrat et sa preuve à la discrétion du pollicitant. »
(21) Comment comprendre donc que l’article R. 1412-1 du Code du travail puisse, en son dernier alinéa, permettre au salarié de « saisir les conseils de prud’hommes du lieu où l’engagement a été contracté ou celui du lieu où l’employeur est établi » ? Imagine-t-on vraiment qu’il s’agirait là de lui offrir le choix entre le lieu d’établissement de l’employeur et… le lieu d’établissement de l’employeur ? Au moins la Cour de cassation ne l’a-t-elle jamais pensé : v. jurisprudence préc., supra, note 12.
(22) Car l’acceptant ne prendra pas le risque d’exécuter le contrat avant de s’être assuré, par le retour de l’accusé de réception, qu’il aura bien été formé. Quant au pollicitant, il pourrait encore vouloir attendre de savoir que cette information a bien été transmise à l’acceptant, pour le cas où il voudrait alléguer ne jamais avoir reçu l’acceptation…
(23) V. déjà Gaius, in Dig., XX, iv, 11, 1 ; Paul, ibid., XVIII, vi, 8; Pomponius, ibid., XLVI, iii, 16. Et encore Pothier, op. cit. (supra, note 6), n° 220, p. 105.
(24) V. BGB, §§ 158 et 159 ; ABGB, § 696 ; CO Suisse, art. 151 et 154, §§ 2. Pour une adoption récente : NBW, art. 6:22 ; PDEC, art. 16:103.
(25) Law Reform (Frustrated Contracts) Act, 1943, § 1 (2), pour le droit anglais ; solution suivie aux États-Unis sur le fondement de l’equity ; C. civ. italien, art. 1360 ; C. civ. espagnol, art. 1120 et 1123. Et plus récemment : C. civ. Québec, art. 1506. V. égal. en dernier lieu : Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription, dir. P. Catala, 2005, art. 1182 et 1184.
(26) V. ainsi Pothier, op. cit. (supra, note 6), n° 219, pp. 104-105 : « inutilement la condition s’accomplira-elle par la suite : car l’accomplissement de la condition ne peut pas confirmer l’obligation de ce qui n’existe plus, ne pouvant pas y avoir d’obligation sans une chose qui en soit le sujet » ; G. Marty et P. Raynaud, Droit civil – Les obligations, 2e éd., Sirey, t. II, Le régime, collab. Ph. Jestaz, 1989, n° 83, p. 76, note 3 : « Cette solution n’est peut-être que l’application particulière de l’idée plus générale que la rétroactivité de la condition ne saurait jouer lorsqu’à l’arrivée de la condition un élément essentiel du contrat fait défaut. »
(27) Pour la condition résolutoire : 1re civ., 18 févr. 1975, Bull., I, n° 67. Pour la condition suspensive : 3e civ., 19 juill. 1995, Bull., III, n° 208.
(28) 3e civ., 22 juill. 1992, Bull., III, n° 263 ; 29 juin 2005, Bull., III, n° 148. Et pour les intérêts du prix perçu : 1re civ., 7 avril 1998, Bull., I, n° 142.
(29) V. par ex. C. consom., art. L. 311-20, qui dispose que les obligations de l’emprunteur ne prennent effet qu’au jour de la fourniture du bien ou du service auquel est affecté le crédit.
(30) La comparaison des articles 120 à 123, d’un côté, aux articles 127 et 128, de l’autre, est suffisamment édifiante : ce sont les mêmes règles qui s’appliquent à la condition et au terme. Pourquoi, à cette aune, continuer à distinguer l’une de l’autre ?
(31) Soit avant exécution, c’est la condition suspensive, soit même après, c’est la condition résolutoire. De là l’article 1185 du Code civil : « Le terme diffère de la condition, en ce qu’il ne suspend point l’engagement, dont il retarde seulement l’exécution. »
(32) V. par ex. F. Laurent, Principes de droit civil français, 3e éd., t. XVII, 1878, n° 78, p. 92 : « d’après les principes comme d’après l’intention des parties contractantes, la convention doit avoir effet du moment où les parties consentent ; or, elles consentent lorsque la convention est contractée, et non lorsque la condition s’accomplit. » ; L. Larombière, Théorie et pratique des obligations, 2e éd., G. Pedone‑Lauriel, 1885, t. II, art. 1179, n° 9, p. 462 : « le principe, emprunté à la loi romaine, est d’autant mieux fondé aujourd’hui, que les contrats sont parfaits par le seul consentement des parties contractantes, et que cette perfection immédiate et instantanée est une raison de plus pour considérer le temps où ils ont eu lieu. » ; L. Josserand, Cours de droit civil positif français, 3e éd., Sirey, t. I, 1939, n° 742, A : « l’événement mis in conditione est simplement déclaratif des obligations ; celles-ci découlent non de cet événement, mais de la convention elle-même. »
(33) V. not. G. Marty et P. Raynaud, op. cit. (supra, note 26), n° 84, p. 77 ; J.-J. Taisne, La notion de condition dans les actes juridiques, th. Lille, 1977, nos 271 à 277, pp. 382-392.
(34) Sauf à convertir le contrat à exécution instantanée en contrat à exécution successive. Soit, ainsi, une vente conclue sous condition résolutoire et, comme telle, immédiatement exécutée : si la réalisation de la condition ne rétroagissait pas au jour de la formation du contrat, l’acquéreur demeurerait propriétaire du bien et le vendeur en possession du prix payé, en sorte que la condition n’aurait aucun effet. Et si l’on prétendait obliger les parties à restitution sans remettre en cause l’exécution passée, on ferait de ce contrat à exécution instantanée conclu sous condition résolutoire un contrat à exécution successive affecté d’un terme extinctif. Est-ce bien là ce qu’ont voulu les parties ?
(35) Particulièrement symptomatiques à cet égard, les paragraphes 160 et 161 du BGB, qui organisent tout un système pour assurer la protection des intérêts du créancier.
(36) V. en ce sens J. Carbonnier, Droit civil, t. 4, Les Obligations, 22e éd., PUF, 2000, n° 137, in fine, p. 270.
(37) Acceptons seulement d’entendre les objurgations d’un professeur espagnol qui, invité à faire connaître son opinion lors d’un colloque tenu le 11 mai 2009 au Sénat sur le projet de réforme de la Chancellerie, nous faisait part des craintes que suscitait en Espagne l’abandon de la notion de cause par le projet de réforme de la Chancellerie : « Je me permets de dire que ce n’est pas, à mon avis, le bon choix. Je me permets aussi de vous dire que plus qu’une contribution au droit européen des contrats, l’abandon français de la notion de la cause serait une claudication déloyale. Que cacher la cause pour surmonter l’isolement du droit français n’est pas tellement différent de ce qui supposerait de renoncer à la langue française pour favoriser l’intégration linguistique des peuples européens. Et que vous n’avez donc pas mis sur la table le droit français, mais sous la table. Pour ne pas perdre la bataille, vous avez préféré ne pas batailler. » (M. Pasquau Liaño, « L’abandon de la notion de « cause » en droit français : un service au droit européen des contrats ? », Rev. dr. Assas 2010, n° 1, pp. 68-70, spéc. pp. 68-69).
(38) Pour un tour d’horizon, v. P. Catala, « Deux regards inhabituels sur la cause dans les contrats », Defrénois 2008, art. 38866, pp. 2365-2381. V. égal. M. Pasquau Liaño, art. préc. (supra, note préc.), p. 69, qui ajoute : « Encore plus : j’ai l’impression que vous, les juristes français, n’êtes plus conscients de votre responsabilité. – Le Code Napoléon n’est pas le patrimoine exclusif des Français. La cause, le système dit « causaliste », n’est pas une entrave pour la circulation du droit des contrats, mais plutôt un moyen, un véhicule de communication juridique. Autour du Code Napoléon, et de la cause, s’est formée pendant des siècles une communauté juridique que vous avez négligée. Il suffit de regarder vers l’Europe du Sud, vers l’Amérique du Sud, vers le Canada, etc., pour comprendre qu’il n’est pas vrai du tout que la cause est « largement méconnue en droit comparé ». Le même auteur nous fait par ailleurs savoir que « Les orientations du droit espagnol ne vont pas dans la ligne de la disparition de la cause. Une Proposition de Modernisation du Codigo civil en matière d’obligations et de contrats a été présentée par la Commission Générale de Codification, au sein du Ministère de la Justice (janvier 2009). Il s’agit d’un texte qui voudrait ouvrir un processus de discussion. En ce qui concerne la cause, elle reste toujours une condition de validité du contrat. » (p. 70).
(39) Sur ce rapprochement, v. déjà W. Blackstone, Commentaries on the Laws of England, t. II, chap. XXX, sect. IX ; et encore B. S. Markesinis, « Cause and consideration : a study in parallel », Cambridge Law Journal, 1978, vol. 37, pp. 53-75, qui conclut ainsi : « it will become clear that the similarities in the results as well as in the reasoning are greater than they are often suspected to be. » Quant au concept de cause en particulier, voici ce qu’en dit cet illustre comparatiste (pp. 54-55) : « the French approach is, invariably, neater and more convincing ; and it can also be transposed into our system and save it from a process of reasonning which at best can be regarded as elliptical. Even though the poursuit of elegance and consistency is not an end in itself, it may lead to doctrinal coherence which holds out attractions to teacher and practitioner alike. » Et chez les historiens : A. Esmein, « Un chapitre de l’histoire des contrats en droit anglais », RHD 1893, p. 564 ; J.-B. Brissaud, Manuel d’histoire du droit français, t. II, Droit privé, A. Fontemoing, 1904, pp. 1410-1411 ; J. Yver, Les contrats dans le très ancien droit normand, th. Caen, 1926.
(40) BGB, § 313 (2) (rédact. L. 26 nov. 2001).
(41) 3e civ., 9 févr. 1977, Bull., III, n° 70, au sujet d’une vente d’immeuble qui n’avait pour toute contrepartie qu’une obligation d’entretien convertie par la suite en une rente tout aussi dérisoire ; 1re civ., 7 févr. 1990, Bull., I, n° 38, qui exerce sa censure en vertu du principe selon lequel « lorsque l’obligation d’une partie est dépourvue d’objet, l’engagement du cocontractant est nul, faute de cause » ; Com., 25 mai 1991, pourvoi n° 89-17580, qui rappelle que à son tour que « la cause de l’obligation du vendeur réside dans l’obligation de l’acquéreur et réciproquement » avant d’approuver la cour d’appel d’avoir jugé que « la cession litigieuse était nulle pour défaut de prix » ; 1re civ., 4 juill. 1995, Bull., I, n° 303, qui observe que « même si la valeur réelle du bijoux était supérieure au prix demandé, la vente n’était pas nulle pour absence de cause » ; Com., 8 févr. 2005, Bull., IV, n° 21, qui annule pour défaut de cause l’engagement d’approvisionnement exclusif consenti en contrepartie de la souscription par le fournisseur d’une garantie limitée au cinquième de l’emprunt contracté pour financer l’opération.
La jurisprudence administrative elle-même, qui élabore en toute indépendance son propre droit des contrats, emploie elle aussi la notion de cause à cette fin. V. ainsi en dernier lieu : CE, 26 sept. 2007, Off. publ. dép. HLM du Gard, BJCP 2007, p. 462, concl. N. Boulouis, et p. 465, obs. R. S. ; J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau, « Les trois visages de la cause dans les contrats administratifs », AJDA 2008, p. 575. Sur quoi, v. not. F. Chénedé, « L’utilité de la cause de l’obligation en droit contemporain des contrats : l’apport du droit administratif », CCC 2008, étude 11, qui démonte en tous points l’erreur fondamentale des « néo-anticausalistes » s’exprimant à l’occasion de cette réforme.

(42) V. ainsi 1re civ., 19 déc. 1990, Bull., I, n° 303 ; Rapp., p. 372, qui juge que « la stipulation de la police selon laquelle le dommage n’est garanti que si la réclamation de la victime […] a été formulée au cours de la période de validité du contrat, aboutit à priver l’assuré du bénéfice de l’assurance en raison d’un fait qui ne lui est pas imputable et à créer un avantage illicite comme dépourvu de cause au profit du seul assureur qui aurait alors perçu des primes sans contrepartie » et que « cette stipulation doit en conséquence être réputée non écrite » ; et encore 12 avril 2005, Bull., I, n° 185 : « toute clause qui tend à réduire la durée de la garantie de l’assureur à un temps inférieur à la durée de la responsabilité de l’assuré est génératrice d’une obligation sans cause, comme telle illicite et réputée non écrite ». V. égal., et peut-être surtout, Com., 22 oct. 1996, Chronopost, Bull., IV, n° 261 ; Les grands arrêts jur. civ., 12e éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, n° 156, qui vise l’article 1131 du Code civil pour réputer non écrite « la clause limitative de responsabilité du contrat, qui contredisait la portée de l’engagement pris » ; puis Com., 17 juill. 2001, pourvoi n° 98-15678, pour une clause limitative de responsabilité insérée dans un contrat de maintenance informatique qui obligeait le prestataire à intervenir dans les quarante-huit heures. Et déjà Civ., 11 déc. 1900, trois arrêts, DP 1901, I, p. 257.
(43) V. en ce sens 1re civ., 3 juill. 1996, DPM Video, Bull., I, n° 286, qui approuve une cour d’appel d’avoir jugé que « le contrat était dépourvu de cause » après avoir relevé que « l’exécution du contrat selon l’économie voulue par les parties était impossible ». Rappr. encore, dans les mêmes circonstances : Com., 27 mars 2007, pourvoi n° 06-10452. Et pour la caducité du contrat par disparition de sa cause en cours d’exécution : 1re civ., 30 oct. 2008, pourvoi n° 07-17646.
(44) Pour la libéralité : Com., 8 avril 1976, Bull., IV, n° 109, qui annule la gratification accordée par une société pour services rendus par son dirigeant dans la croyance erronée que celui-ci avait réservé son activité à cette seule entreprise ; 1re civ., 11 févr. 1986, Bull., I, n° 25, qui réserve le même sort à la donation-partage réalisée en contemplation d’un avantage fiscal rétroactivement supprimé par une loi nouvelle ; 10 mai 1995, Bull., I, n° 194, à propos d’un engagement de rachat de points de retraite souscrit par une société au bénéfice d’un de ses salariés dans l’ignorance des graves fautes de gestion commises par ce dernier. Et pour la reconnaissance de dette : 1re civ., 20 févr. 1973, Bull., I, n° 63, qui juge sans cause l’engagement souscrit par un gardien d’immeuble de rémunérer son prédécesseur pour l’avoir présenté au propriétaire alors qu’il ne disposait d’aucun droit de présentation ; 6 oct. 1981, Bull., I, n° 273, qui rappelle qu’» un engagement ne peut avoir aucun effet s’il a été pris sans cause ou pour une fausse cause et que le fait que [le débiteur] ait donné son accord pour un dédommagement ne lui interdit pas de prétendre que son engagement est nul en vertu de l’article 1131 du code civil ».
Dès son origine, la notion de cause a été affectée à cette double fonction. V. ainsi J. Domat, Les loix civiles dans leur ordre naturel…, Le Clerc, Paris, 1777, 1re part., liv. Ier, tit. Ier, sect. I, art. V, p. 20 : « Dans ces trois premières sortes de conventions [bilatérales] il se fait un commerce où rien n’est gratuit, & l’engagement de l’un est le fondement de celui de l’autre […] Ainsi l’obligation qui se forme dans ces sortes de conventions au profit de l’un des contractants, a toujours sa cause de la part de l’autre ; l’obligation serait nulle, si dans la vérité elle était sans cause. » ; et art. VI : « Dans les donations & dans les autres contrats où l’un seul fait ou donne, & où l’autre ne fait & ne donne rien, l’acceptation forme la convention. Et l’engagement de celui qui donne, a son fondement sur quelque motif raisonnable & juste, comme un service rendu, ou quelqu’autre mérite du donataire, ou le seul plaisir de faire du bien. Et ce motif tient lieu de cause de la part de celui qui reçoit & ne donne rien. »
(45) Dans le contrat de vente contre rente viagère : 3e civ., 6 nov. 1969, Bull., III, n° 723, qui relève la quasi-certitude dans laquelle était l’acquéreur du décès rapide du crédirentier ; 1re civ., 16 avril 1996, Bull., I, n° 184, d’après lequel le débirentier « avait été en mesure de prévoir l’imminence [du] décès, de telle sorte que le contrat de rente viagère, dépourvu de tout aléa, se trouvait privé de cause et devait être annulé ». Et dans le contrat d’assurance : 1re civ., 3 mai 1995, Bull., I, n° 184.
(46) Pour l’utilisation de la cause dans les ensembles de contrats : 1re civ., 2 févr. 1971, Bull., I, n° 36 ; 3e civ., 3 mars 1993, Bull., III, n° 28 ; Com., 15 févr. 2000, Bull., IV, n° 29 ; 1re civ., 4 avril 2006, Bull., I, n° 190 ; 13 juin 2006, Bull., I, n° 306.
(47) Alors que ceux-ci ne répondent plus dans le projet que du grief générique d’illicéité (art. 88).
(48) V. par ex. entretien avec M. Fabre-Magnan, « Réforme du droit des contrats : « un très bon projet », JCP 2008, I, 199 ; D. Mazeaud, « Réforme du droit des contrats : haro, en Hérault, sur le projet ! », D. 2008, chr., pp. 2675-2680. Pour la défense de la cause cependant, v. R. Cabrillac, « Le projet de réforme du droit des contrats – Premières impressions », JCP 2008, I, 190 ; O. Tournafond, « Pourquoi il faut conserver la théorie de la cause en droit civil français », D. 2008, point de vue, p. 2607 ; A. Ghozi et Y. Lequette, « La réforme du droit des contrats : brèves observations sur le projet de la chancellerie », D. 2008, chr., pp. 2609-2613 ; Ph. Malaurie, « Petite note sur le projet de réforme du droit des contrats », JCP 2008, I, 204 ; n° 10 ; F. Chénedé, art. préc. (supra, note 41) ; L. Leveneur, « Projet de la Chancellerie de réforme du droit des contrats : à améliorer », CCC 2008, repère 10.
(49) V. déjà en ce sens F. Laurent, op. cit. (supra, note 32), t. XVI, n° 111, pp. 150-151 ; E. Fuzier-Herman, Code civil annoté, Sirey, t. II, 1891, art. 1131, n° 1, p. 1027 ; puis M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil, 1re éd., LGDJ, t. II, 1900, n° 1080, pp. 323-324.
(50) Sur ce grief, v. R. Cabrillac, art. préc. (supra, note 48), n° 10 ; A. Ghozi et Y. Lequette, art. préc. (ibid.), nos 14 et 15.
(51) L’opposition est antique : v. déjà Aristote, Physique, trad. Budé, Belles Lettres, t. I, liv. II, § 3, 184 a ; et Métaphysique, liv. I, § 3, 983, qui expose une distinction que les scolastiques développeront sous les termes de causa efficiens et causa finalis (v. not. Thomas d’Aquin, Somme théologique, liv. III, quest. 86, art. 6) Et chez les modernes encore, v. not. G. W. Leibniz, Monadologie – Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, 1714, publ. A. Robinet, PUF, 1954, 3e éd., 1986, n° 3, p. 33. Il reste bien entendu cependant que la cause finale n’est en fait qu’un type de cause efficiente appliquée à la volonté : c’est toujours la considération préalable du but à atteindre qui engendre l’acte, et c’est cette antériorité qui la désigne comme cause de l’engagement.
(52) Un événement passé : donner un bien en reconnaissance d’un service rendu ; ou un état présent : consentir cette donation en considération d’un lien affectif.
(53) Causa proxima : céder un bien en vue d’obtenir une contrepartie ; causa remota : réaliser cette cession en vue d’obtenir un avantage fiscal.
(54) Comme la question de savoir si le « simple motif » – comprendre le mobile non divulgué – suffit à fonder l’annulation pour défaut de cause, et dont la réponse varie selon la nature onéreuse ou gratuite de l’engagement.
(55) Le problème irritant de la nature objective ou subjective de la cause pourrait être facilement résolue si l’on admettait une fois pour toute que la convention étant d’abord la chose des parties, tout ce qui la compose – dont la cause – est essentiellement subjectif, ne s’objectivant jamais que par présomption, en considération notamment des qualifications qu’auront adoptées les intéressés. Rappr. en ce sens la thèse de J. Rochfeld, Cause et type de contrat, th. Paris I, 1997, LGDJ, Bibl. dr. privé, t. 311, 1999.
(56) R.-J. Pothier, op. cit. (supra, note 6), n° 2, p. 3 : « Il est de l’essence des obligations ; – 1° qu’il y ait une cause d’où naisse l’obligation ». Rappr. déjà N. Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, sur la religion, et sur la mort, M. David, Paris, 1711, liv. VII, pour qui toute volonté, même divine, est nécessairement causée : « Dieu ne peut rien vouloir sans motif […] puisque vouloir n’est que consentir à un motif ».
(57) V. sur ce point les observations de B. S. Markesinis, art. préc., supra, note 39. Adde ce constat de P. Catala, art. préc. (supra, note 38), n° 2, p. 2366 : « En un mot, le défaut prétendu de lisibilité procède essentiellement d’une doctrine pathogène. »
(58) J. Ghestin, Cause de l’engagement et validité du contrat, LGDJ, 2006.
(59) V. supra, note 5.
(60) V. not. pour la seule Cour de cassation au cours de l’année passée : 3e civ., 16 janv. 2007, pourvoi n° 04-20711 ; Com., 13 févr. 2007, pourvoi n° 05-17407 ; 20 févr. 2007, pourvoi n° 05-10055 ; 1re civ., 22 févr. 2007, pourvoi n° 05‑21962 ; 2e civ., 15 mars 2007, pourvoi n° 05-20823 ; Com., 27 mars 2007, pourvoi n° 06-10452 ; 3e civ., 10 mai 2007, pourvoi n° 05-21123 ; 3e civ., 27 juin 2007, pourvoi n° 06-14834 ; 4 juill. 2007, pourvois nos 06-14122 et 06‑14156 ; 26 sept. 2007, pourvoi n° 06-16292 ; 1re civ., 28 nov. 2007, pourvoi n° 06-16450 ; 3e civ., 5 déc. 2007, pourvoi n° 06-19690 ; Com., 11 déc. 2007, pourvois nos 06-12582 et 06‑12583 ; 1re civ., 12 déc. 2007, pourvoi n° 05‑20039. Pour les cours d’appel, v. les dizaines d’arrêts sélectionnés par Juris-Data et rapportés par P. Catala, art. préc. (supra, note 38).
(61) V. supra, spéc. notes 41 et s. Sans la cause, comment justifierait-on encore, pour dernier exemple, de mettre fin à des pratiques aussi peu admissibles que celle des dates de valeurs lorsque celles-ci ne sont pas justifiées par les délais de compensation (depuis Com., 6 avril 1993, Bull., IV, n° 138 ; Rapp., p. 302) ?
(62) Le défaillance de l’objet ne justifie jamais que la libération du débiteur de l’obligation dont l’objet est impossible, indéterminé ou illicite, et pas celle de son créancier, dont l’obligation conserve toujours, quant à elle, son objet. Ce en quoi, pour anéantir un contrat synallagmatique privé de l’une de ses obligations réciproques, la cause reste nécessaire. De même, le caractère dérisoire d’une prestation ne peut s’apprécier qu’au regard de la valeur de sa contrepartie, donc, à nouveau, par le recours nécessaire à la notion de cause : ce n’est pas l’obligation de fournir une prestation dérisoire qui est nulle pour absence d’objet – car cet objet, en soi, existe bien et pourrait n’être pas insignifiant si l’obligation du cocontractant était moins importante – c’est l’obligation contrepartie qui est nulle pour absence de cause. Ce qui explique que la jurisprudence associe l’objet dérisoire à l’absence de cause : v. les décisions préc., supra, note 41.
(63) On peut donner son sang, et l’on peut verser une somme d’argent, mais on ne peut pas donner son sang contre une somme d’argent : l’objet de chacune de ces deux obligations est parfaitement licite (au moins sous la forme d’une obligation imparfaite du côté du donneur), mais la cause de l’une et de l’autre ne l’est plus du tout.
(64) Pour la critique de cette autre innovation, v. Ph. Malinvaud, « Le « contenu certain » du contrat dans l’avant-projet « chancellerie », D. 2008, point de vue, p. 2551 ; A. Ghozi et Y. Lequette, art. préc. (supra, note 48), n° 10 et s.
(65) V. par ex. Ph. Malaurie, L. Aynès et Ph. Stoffel-Munck, Les obligations, 3e éd., Defrénois, 2007, n° 603, p. 310, qui débutent ainsi leur présentation : « La théorie de la cause est une pièce maîtresse du système français des obligations, dont elle constitue un des quatre piliers. »
(66) V. not. J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, Les obligations, t. 1, L’acte juridique, 13e éd., Sirey, 2008, n° 262 et s., pp. 225-228 ; Ch. Larroumet, Droit civil, t. III, Les obligations – Le contrat, 6e éd., Economica, 2007, n° 462 et s., p. 456 et s.
(67) Relisons seulement ce qu’écrivait à ce propos René David dans son étude comparée de la cause civiliste et de la consideration de droit anglais : « L’élimination de la doctrine [de la consideration] paraît […] peu vraisemblable, car elle impliquerait le renouvellement des bases mêmes, traditionnelles, du droit anglais des contrats. Pour la même raison, il n’est guère permis, en France, d’être anticausalistes ; notre effort doit viser, bien plutôt, à préciser la notion de cause, et à mieux saisir ce qu’elle apporte au droit français. » (« Cause et Consideration », in Mélanges offerts à Jacques Maury, Dalloz-Sirey, 1960, t. II, pp. 111-137, spéc. p. 131). Où l’on apprend aussi que la notion de cause est indispensable dans un système où la forme n’assure plus le rôle de signaler les engagements juridiquement obligatoires.
(69) Rappr. déjà J. Maury, « Le concept et le rôle de la cause des obligations dans la jurisprudence », RIDC 1951, pp. 485-502, qui concluait ainsi : « Au total : si le concept de cause est relatif, car il est un concept technique, ses fonctions qui sont du fond du droit, sont permanentes et générales, elles constituent des constantes juridiques dont le but est d’assurer à la fois la protection équitable de celui qui s’oblige volontairement, et la défense, contre les volontés illicites ou immorales, de l’ordre social. La justification de l’obligation, c’est la conformité à la justice. »
(70) Accordant ainsi un pouvoir de révision au juge en cette hypothèse : v. not. BGB, § 313 ; NBW, art. 6:258 ; Principes Unidroit, art. 6.2.3 ; PDEC, art. 6:111. Adde C. civ. italien, art. 1467, dont le texte a permis à la jurisprudence d’accéder à son tour aux demandes de révision fondées sur la théorie de l’imprévision. Le droit anglo-américain ne l’a en revanche jamais admise (v. dern. Y.-M. Laithier, « L’incidence de la crise économique sur le contrat dans les droits de common law », RDC 2010, pp. 407-430) et, comme par conséquence, la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises n’en touche mot. Le Québec, pour sa part, l’a résolument écartée à l’occasion des débats qui ont précédé la réforme de son code civil en 1991 (v. P.-G. Jobin, « L’étonnante destinée de la lésion et de l’imprévision dans la réforme du code civil au Québec », RTD civ. 2004, pp. 693-700).
(71) CE, 30 mars 1916, Compagnie générale d’éclairage de Bordeaux, Rec., p. 125, concl. Chardenet ; Les grands arrêts jur. adm., par M. Long <em, 16e éd., Sirey, 2007, n° 34. Faute de toute révision, l’indemnisation est de nature extra-contractuelle. Encore le Conseil d’État a-t-il paru s’affranchir depuis de la ratio dedicendi tirée du principe de continuité du service public, d’abord en accueillant dans les mêmes circonstances la demande en résolution formée par le cocontractant de la personne publique (CE, Ass., 9 déc. 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, Rec. p. 1050, concl. Josse), ensuite en lui attribuant une indemnité compensatrice même une fois le contrat éteint (CE, 12 mars 1976, Dép. des Hautes-Pyrénées, Rec., p. 155).
(72) Rappr. égal. CO suisse, art. 476, d’après lequel le dépositaire à titre gratuit a droit de restituer l’objet du dépôt avant le terme convenu lorsque « des circonstances imprévues […] le mettent hors d’état de le garder plus longtemps sans danger pour la chose ou sans préjudice pour lui-même. »
(73) Civ., 6 mars 1876, Canal de Craponne, DP 1876, I, p. 195, note Giboulot ; S. 1876, I, p. 161 ; Les grands arrêts jur. civ., 12e éd., par F. Terré et Y. Lequette, Dalloz, 2007, n° 163.
(74) V. not. F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil – Les obligations, 9e éd., Dalloz, 2005, n° 471, p. 475.
(75) L’examen du droit comparé montre ainsi que là même où la théorie de l’imprévision est reçue, les dispositions qui la consacrent ne sont que rarement mises en œuvre. V. sur ce point D. Tallon, « La révision du contrat pour imprévision au regard des enseignements récents du droit comparé », in Droit et vie des affaires – Études à la mémoire d’Alain Sayag, Litec, 1997, pp. 403-417, spéc. p. 411. Adde F. Mantilla-Espinosa, « L’introduction de la révision ou de la résiliation pour imprévision – Rapport colombien », RDC 2010, pp. 1047-1057, spéc. p. 1053, qui note que, quoique prévue au Code de commerce colombien, « à l’heure actuelle, il est manifeste que la théorie de l’imprévision est reçue avec une certaine froideur par les juges et la Cour suprême de justice n’a encore rendu aucun arrêt admettant la révision judiciaire du contrat. – Le paradoxe du droit privé colombien réside précisément là : la révision judiciaire existe depuis presque quarante ans, mais ne reçoit toujours pas d’application en pratique. »
(76) Selon le mot de H. Capitant, « Le régime de la violation des contrats », DH 1934, pp. 1-4, in fine.
(77) C’est dans cette mesure que devrait ainsi se comprendre, selon ses commentaires au moins, l’article 6:211 des Principes du droit européen du contrat (v. Principes du droit européen du contrat, SLC, 2003, art. 6:211, comment. IV, p. 288).
(78) Symptomatique encore le même commentaire des Principes européens qui indique que « Le mécanisme ainsi instauré par l’article 6:111 donne au juge de très larges pouvoirs. Il devra en faire un usage modéré, pour éviter toute atteinte à la nécessaire stabilité des relations contractuelles. » Le vœu est pieu, puisque rien dans le texte ne limite en effet le blanc-seing ainsi accordé au juge.
(79) En ce sens exactement, v. J. Flour, J.-L. Aubert et E. Savaux, op. cit. (supra, note 66), n° 411, p. 367.