Raison d’être
Ce site est né d’un constat, dont il cherche à tirer une réponse.
Le constat est devenu banal : c’est celui d’une dégradation de la norme et du système juridique qui la contient. La réponse, qui n’est au fond que minimale, mais pour cette raison aussi primordiale, passe par un regard plus systématiquement critique porté sur les innombrables initiatives qui, tous les jours, alimentent ce phénomène.
Le Droit critique, c’est donc tout à la fois l’observation d’un état critique du droit (I) et la nécessité de faire la critique de cet état du droit (II).
Les maux de la norme sont bien connus à force d’être dénoncés.
Le premier d’entre eux, historiquement au moins, tient assurément dans son inflation, l’incontinence législative étant stigmatisée depuis la plus haute Antiquité, en Occident comme en Orient. N’ayant jamais cessé depuis lors, la libido imperandi a atteint une telle ampleur que, à force de stratifications successives, les juristes sont devenus incapables, non seulement de connaître, mais même simplement de dénombrer les dispositions applicables dans leur système juridique. Nul ne s’entend aujourd’hui pour fixer un décompte exact, sauf à observer que, à raison d’une dizaine de milliers de lois et de peut-être 150.000 décrets et arrêtés ministériels en vigueur, ce sont vraisemblablement, sans compter même les normes internationales, les arrêtés locaux, les circulaires et instructions administratives, les conventions collectives, et les normes techniques et professionnelles, plusieurs millions de règles que nul en France ne serait censé ignorer. Ce que l’on peut au moins décompter, c’est le nombre de pages publiées chaque année dans le Journal officiel, qui sont passées de 7.000 en 1976 à 25.000 trente ans plus tard.
Parmi les dispositions nouvelles, beaucoup viennent, par la force des choses, modifier des normes déjà en vigueur, étant devenu bien difficile aujourd’hui de trouver un emplacement disponible pour une réglementation entièrement nouvelle, destinée à régir pour la première fois une situation encore vierge de toute disposition normative, et à combler ainsi le fameux « vide juridique ». Loin d’atténuer le problème, ce constat l’aggrave au contraire, en doublant l’inflation d’une instabilité législative. Dans un certain nombre de domaines – on pense notamment à la procédure pénale, au droit de la consommation, au droit des procédures collectives ou encore à celui des marchés publics – la norme est dans un état de réforme permanente, le juriste – ne parlons pas du justiciable – n’ayant pas plus tôt fini d’assimiler à peu près la règle nouvelle que, déjà, celle-ci disparaît pour être remplacée par une autre. Là encore, rien de véritablement original, puisque que cette effervescence normative était déjà, avant-guerre, celle de la législation des loyers ou des marchés agricoles, les descriptions de Ripert dans Le régime démocratique et le droit civil moderne ayant conservé sur ce point toute leur actualité. Mais l’affection s’est propagée, et les anomalies d’hier passent désormais pour un mal inévitable de notre législation. Dans un tel système, les lois non codifiées, souvent parce que revêtues d’une forte portée symbolique, subissent plus que les autres les affres de cette instabilité. Il suffit d’évoquer l’ordonnance de 1945 sur l’enfance délinquante, qui a été révisée près d’une cinquantaine de fois en 70 ans. Le phénomène n’épargne d’ailleurs pas les textes moins fondateurs, qui ne le deviennent rétrospectivement qu’à force d’être l’objet de l’attention constante de leurs auteurs. On a ainsi vu le décret du 6 juin 1984 relatif au statut des enseignants-chercheurs être modifié plus d’une douzaine de fois au cours des dix ans qui ont suivi sa publication. De tels exemples illustrent sans doute mieux que d’autres, pourtant innombrables, cette figure évocatrice du palimpseste législatif, devenue si commune désormais.
Il ne fait pas mystère que l’expansion continue du pouvoir médiatique a puissamment contribué au développement de ces maux. En amplifiant la résonance du moindre fait divers, et en réduisant le débat aux arguments les plus convenus, le jeu des médias consiste aussi à se rendre prescripteurs de la norme en provoquant la réaction du politique, lequel résiste mal à la pression plus ou moins supposée de ses électeurs telle que traduite par les organes de presse. Mais au fond, la cause première de l’instabilité normative n’est pas là. Elle tient d’abord à la méconnaissance profonde de ce mal par le grand public, et à sa mauvaise appréhension par les journalistes, qui ne le traitent jamais que comme un objet médiatique parmi d’autres, avec les instruments habituels de leurs analyses, impropres à rendre pleinement compte de sa gravité. Quoi que l’on y fasse, le mouvement populaire tend toujours à plus de lois. Cela explique que les meilleures intentions du législateur n’aient jamais permis de réduire leur nombre dans la moindre mesure, en dépit d’une pleine conscience du phénomène et de tentatives qui, à force de récurrence, n’en deviennent que d’autant plus pathétiques.
Au demeurant, le législateur français a lui-même œuvré à créer les conditions de cette inflation et de cette instabilité normatives, en permettant à d’autres normes que la sienne de s’immiscer jusqu’au cœur de l’ordre juridique, et en assujettissant sa propre compétence au respect de ces droits venus d’ailleurs que Carbonnier dénonçait déjà en son temps. À cet égard, le projet européen, quels que furent les nobles sentiments qui l’initièrent, s’est pour l’essentiel traduit en droit par un nouvel afflux de règles qui, destinées à homogénéiser de l’intérieur les systèmes juridiques des États membres, en ont profondément altéré la cohérence. Selon leur source, il est depuis lors apparu que ces normes concurrentes pèchent par excès de détails, lorsqu’elles sont d’origine communautaire, ou à l’inverse par manque de précision, lorsqu’il est question du droit européen des droits de l’homme. Dans le premier cas, les droits nationaux doivent composer avec une couche normative dont le premier objet est de venir régir dans chaque pays le travail législatif, en fournissant des directives d’harmonisation plus ou moins totale, et l’interprétation jurisprudentielle, en imposant le respect immédiat de dispositions précises et inconditionnelles associées à des objectifs plus ou moins bien définis, dépendant eux-mêmes de l’appréciation qu’en fera la juridiction de l’Union. Dans le second, c’est la portée des règles applicables à toute espèce de relations personnelles qui, par un phénomène de fondamentalisation du droit, se voit assujettie à un contrôle de proportionnalité réduit à son expression la plus fruste, les règles les plus subtiles des droits nationaux se trouvant ainsi tour à tour retaillées à l’aune d’un instrument qui ne réagit qu’en présence de droits ou de libertés fondamentaux. Passablement éprouvés par cette perte de souveraineté, la plupart des États européens ont alors cherché à se réapproprier ces nouvelles méthodes en constitutionnalisant, au sein de leur ordre juridique, des modes de contrôle qui n’ont fait, ainsi consacrés, qu’asseoir définitivement le principe de ce désordre. Dans tous les cas, cette perméabilité croissante des droits étatiques à la norme transnationale a accentué dans une mesure considérable les maux qui affectaient déjà les systèmes juridiques des pays qui ont participé à cette évolution.
S’il fallait s’arrêter là, le constat serait déjà alarmant. Mais ces trois phénomènes d’inflation normative, d’instabilité juridique et de multiplication des sources génèrent à leur tour bien d’autres affections.
La première d’entre elles tient naturellement à la complexification du droit, dont les questions d’application dans le temps ne sont pas les moindres à force de révisions successives. La loi est devenue tellement pléthorique en nombre, si hypertrophiée en volume, si impénétrable même dans sa rédaction, en particulier lorsqu’elle procède comme à l’accoutumé par modifications ponctuelles de dispositions préexistantes, que, depuis longtemps, sa publication ne permet plus de la connaître.
La complexité du droit pose directement le problème de sa cohérence, dont la recherche se fait de plus en plus difficile, alors que c’est d’elle pourtant que dépend la pertinence même des interventions législatives. En l’absence de toute vision d’ensemble, il y a peu de chance pour que les dispositions nouvelles s’intègrent harmonieusement, ou même tout simplement correctement, dans le système juridique. Le législateur, devenu incapable de déterminer avec certitude les effets de son intervention dans un tel écheveau de règles, a désormais adopté l’expérimentation pour méthode de législation, soit en adoptant des dispositions à durée déterminée, comme l’y autorise la Constitution depuis 2003, soit en procédant par ajustements successifs, à l’effet d’améliorer progressivement le fruit de son travail. Ainsi l’introduction de la fiducie en droit français s’est-t-elle faite en quatre temps en l’espace de moins de deux ans, à raison de deux lois et de deux ordonnances. Évidemment, procéder de la sorte, c’est accentuer encore les phénomènes d’inflation et d’instabilité normatives. Mais cela n’est peut-être pas pire que la méthode qui consiste à réaliser trop tard le caractère inopportun de son intervention, pour laisser finalement ineffectives des lois pourtant régulièrement votées. Ce sont ainsi près de 250 lois qui attendraient toujours aujourd’hui leur décrets d’application, dont certaines, telles que la loi du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, végètent dans leurs limbes depuis plus de 30 ans déjà… et patienteront sans doute désormais pour l’éternité. De même la réforme de la saisie immobilière adoptée le 1er mars 1967 n’est-elle jamais entrée en vigueur, en l’absence de publication du décret devant fixer sa date d’application, de sorte qu’il a fallu attendre la récente réforme de 2006 pour que disparaissent enfin de l’ordonnancement juridique les règles issues du décret-loi du 17 juin 1938.
Cette complexité et cette instabilité normatives sont elles-mêmes causes d’une grave insécurité, laquelle ne fait que croître à mesure que, comme pour l’exorciser, on élève la sécurité juridique au pinacle des intérêts protégés. Plutôt qu’au pinacle, d’ailleurs, sa véritable place se trouve dans les fondations même du système juridique, où elle permet de garantir l’ordre sans l’assise duquel aucune forme de justice ne peut jamais prospérer. Car tel est bien l’effet de cette insécurité juridique : mis dans l’impossibilité de découvrir la règle pertinente, ou de révéler même simplement la solution exacte résultant de la combinaison des règles débattues devant lui, le juge finit par trancher au cas par cas, et par substituer sa propre norme à celle du législateur, tandis que le justiciable ne sait lui-même plus à quelle règle se fier. Cette subversion des sources du droit aggrave encore en retour l’insécurité juridique, par l’effet de la rétroactivité naturelle qui s’attache aux décisions de justice sur les litiges qu’elles ont pour objet de trancher, et par la difficulté qu’il y a à s’assurer de la transposition de la solution donnée à un cas vers un autre cas.
Au bout de ce processus de délitement de la norme, c’est finalement son autorité même qui vient à être contestée. En même temps que l’inflation provoque une perte de valeur de l’objet multiplié, la volatilité de la règle fait quant à elle douter de son bien-fondé. Le justiciable estimera la solution qu’on lui impose injuste puisqu’on l’a depuis lors modifiée et qu’elle n’a d’ailleurs pas duré. Son sentiment sera alors conforté par le fait que, dans le pullulement normatif, une autre disposition aurait aussi bien pu s’appliquer qui aurait abouti à une solution exactement contraire. Si bien que, à ce stade, ce n’est plus que par l’ordre formel de la loi que celle-ci parvient encore à s’imposer, vidée de toute autre force persuasive que contraignante. Comme pour lutter contre cette perte de légitimité, le législateur se propose désormais d’associer le justiciable à l’élaboration de la norme, soit en recourant à des procédures participatives que favorisent les moyens modernes de communication, soit même en subordonnant l’application de la règle à l’adhésion individuelle de son destinataire (plan d’aide au retour à l’emploi, contrat d’accueil et d’intégration, contrat de responsabilité parentale, convention d’exercice de l’autorité parentale, transaction pénale, etc.), substituant ainsi le contrat à la loi pour fonder sa force obligatoire. Ce faisant, on laisse à penser que la représentation politique ne suffirait plus à légitimer la loi, ce qui atteste assez d’une véritable crise de la démocratie.
À force de rendre la norme de moins en moins saisissable, tous ces maux finissent par provoquer la multiplication de solutions insolites, qui se traduisent par l’adoption de règles ou de décisions privées de toute cohérence apparente et de toute vision prospective quant à leurs conséquences. Perdant peu à peu nos repères, ce sont alors les structures même de notre système juridique qui finissent par être remises en cause, sans que les arguments tardivement élevés en défense parviennent à dresser aucun obstacle assez solide contre cette évolution. C’est en conséquence d’un débat juridique conduit à cette extrémité que les premiers principes du droit de la famille cèdent les uns après les autres, que l’on milite sérieusement pour attribuer des droits à toute espèce d’organisme vivant, ou qu’il a pu être proposé que la Cour de cassation renonce à sa mission régulatrice de sorte, en cantonnant sa jurisprudence à quelques centaines d’arrêts par an, à reléguer l’essentiel du droit français dans le vague protéiforme des décisions rendues au fond. En quoi cet état du droit paraît avoir aujourd’hui atteint un seuil critique, au-delà duquel il n’est pas sûr que la norme, devenue au mieux incertaine et au pire ignorée, subsiste encore avec les caractères d’abstraction, de généralité et de permanence qui la définissent.
Parvenu à ce stade de son évolution, l’état du droit positif est devenu tel qu’il paraît désormais impliquer une nécessaire réaction du juriste, qui est celle de faire lui-même la critique de cet état.
Le juriste ne peut pas se borner à faire le constat du dépérissement de la norme et du système juridique. S’en tenir là, c’est accepter d’être bientôt entièrement débordé – qui ne l’est pas déjà ? – et de ne plus pouvoir ni présager, ni même vérifier la solution d’un problème de droit. Alors qu’il était encore possible à la fin du siècle dernier de rencontrer des juristes à peu près omniscients de la chose juridique, plus personne désormais ne peut prétendre à une telle connaissance. Qui même demain pourra affirmer dominer sa seule spécialité, quand celle-ci, comme toutes les autres, s’expose à l’influence combinée de sources concurrentes et contradictoires, et aux réformes permanentes du législateur ? Au fond, ce sont ces mêmes causes qui assurent le succès actuel des formations alternatives à la science juridique : puisqu’il est devenu vain d’instruire les étudiants de règles sans avenir ni passé, seules les méthodes de recherche et de raisonnement mériteraient véritablement d’être enseignées.
S’il veut faire entendre sa voix, qui est la seule pouvant prétendre à l’objectivité dans le concert cacophonique des intérêts particuliers qui préside aujourd’hui à l’élaboration de la norme, le juriste doit au moins prendre la peine de s’exprimer, et ne pas cantonner son office à l’enregistrement des solutions nouvelles, si même le temps que requiert dorénavant ce premier travail diminue d’autant celui disponible à la critique. Se borner à faire l’exposé du droit en son état c’est toujours aussi le légitimer lorsque aucune objection ne se fait entendre de la part de celui qui a qualité pour les formuler. Cet appel pour un sursaut critique de la science juridique a déjà sonné outre-Rhin, où le rapport établi en 2012 par le Wissenschaftsrat sur l’avenir des études de droit en Allemagne a fait le même constat d’un appauvrissement des travaux scientifiques et de la nécessité, pour y résister, de favoriser la publication d’études plus substantielles et distanciées sur l’état du droit. Un appel semblable a parfois été lancé aussi au sein de l’Université française. Il mériterait d’être enfin entendu.
Il n’est pas interdit d’espérer alors que cette critique aide en retour à l’amélioration du travail législatif et jurisprudentiel, puisque c’est bien après tout pour y répondre que sont récemment apparus dans l’élaboration de la norme un certain nombre de procédés visant à limiter, même de façon encore peu tangible, les maux précédemment dénoncés. Si la Cour de cassation réfléchit, à l’heure où sont écrites ces lignes, à transformer entièrement sa mission régulatrice, c’est aussi dans le but de rendre ses arrêts mieux connus et plus clairement motivés, ce qui révèle à quel point le problème domine aujourd’hui le débat juridique.
Dans ce mouvement, Le Droit critique se propose d’œuvrer à son propre niveau, en rendant directement accessible à tous, en France comme à l’étranger, une analyse critique de l’état du droit contemporain, dans tous ses aspects, internes ou internationaux, à l’effet de dresser, par touches successives, un tableau susceptible d’être observé par le plus grand nombre, lequel détermine seul en définitive le comportement du législateur.
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